Avec l'Internet, nous n'aurons bientôt plus dans nos bibliothèques ni encyclopédie ni atlas. Pourtant quel plaisir de s'asseoir dans un fauteuil pour feuilleter un de ces gros livres et y trouver ce qu'on ne cherche pas... Parmi les cartes d'Italie, je m'attarde sur celle de *** et de son territoire. Quel est le nom de la ville ? Je me souviens que paradoxalement il signifie "la cité au milieu des terres". Elle est pourtant presque au bord de la mer, au point où la plaine se resserre entre la chaîne des collines et le rivage. Je ne l'imaginais pas si bas dans la Péninsule. C'est presque une colonie des régions septentrionales, un bastion avancé dans le Sud. D'ailleurs ne dit-on pas là-bas : "la ville appartient à ses habitants mais la campagne est aux Napolitains". D'avion, on devine le plan compact avec la grosse artère un peu courbe héritée du moyen-âge et les tours de brique, clochers, palais et forteresse, qui s'élèvent au-dessus de l'amoncellement des tuiles et des toits. A quelques kilomètres, on voit encore les trois grandes esplanades bétonnées, perdues au milieu des champs, abandonnées, et la croix des avenues qui devaient les joindre. Ici les Fascistes rêvèrent d'édifier une ville nouvelle qui aurait remplacé l'ancienne mais le projet colossal s'est arrêté à ces terrassements et il n'en reste rien qui monte plus haut que les herbes folles qui poussent là.
Mes bouquins refermés - Page 19
-
Milan
-
Beethoven, Schumann
(Entendant l’ouverture d’Egmont puis la Deuxième de Schumann, je ne peux que remarquer, dans les passages rapides, à quel point leurs régimes diffèrent. Chez Beethoven, l’énergie fabriquée par le processus musical est cumulative et, comme dans la machine de Wimshurt, elle produit tôt ou tard une décharge. Chez le second, il n’y a pas d’accroissement, l’électricité se dissipe dans le geste qui la crée : la ronde est fermée, ça danse sur place, comme un bouchon dans la mare que la vague soulève et ne fait pas avancer. Ici, le développement peint un climat ou une émotion plus qu’il ne mène un discours ; il ne tend ni à une apothéose ni une assomption. Il n'engage pas de combat, il accueille une vision : ainsi dans le formidable adagio, une nef dérive lentement, perdue, tourne sur elle-même et, monotonement, lance par bouffées son cri, un appel qui n'attend pas de réponse.)
-
Expiation
Une averse vient battre les vitres. On roule sur une large voie bordée d’arbres, devant les façades plates de magasins halles ; puis le car tourne dans une rue divergente qui bientôt se transforme en route de campagne. Paysage de collines vertes, d’où on aperçoit l’étendue grise de la Manche ; le guide reprend : c’est ici que le grand homme, quittant sa patrie, est venu s’installer quand il a voulu se retirer de la vie publique. Il profitait, disait-il, des charmes du pays ; les boissons et la cuisine n’étaient pas les moindres des attraits qu’il subissait. Il est mort ici. Ces derniers instants à ce bout du talus, contre le poteau d’angle, où depuis une plaque est apposée : ce n’est qu’une ardoise collée avec un peu de ciment. Il est tombé ici, l’herbe devait être mouillée comme aujourd’hui. Mais nous ne nous serions pas arrêtés, sans doute, si la propre fille du héros, célèbre écrivain anglais, n’avait transposé toute la scène dans son Expiation (Atonement, ce n’est certes pas un grand livre mais tout le monde l’a eu entre les mains). Le succès a retenti jusque dans ce coin perdu. Le roman, lui aussi, vous le savez, s’achève dans ce décor. La description qu’il en donne est très soignée ; vous pourrez y chercher à nouveau ce que vous voyez maintenant : ces pierres, ces champs et la mer.
-
Webern, Brahms
Concert au Théâtre des Champs-Elysées.
(Vendredi, le chef enchaîne Lontano de Ligeti et l'adagio de la Dizième de Mahler, sans laisser au public l'occasion d'applaudir, gardant la main levée dans l'intervalle ; et cette transition muette a constitué, sans doute, le meilleur moment de la soirée : les altos débobinent le fil, la mélodie s'étire, le temps se désenchevêtre. Ce soir, même procédé pour la seconde partie du concert : les Cinq Pièces de Webern précèdent sans coupure la Deuxième de Brahms. Comment faire autrement ? elles sont si brèves. Les saluts auraient duré plus longtemps qu'elles. Mais, cette fois-ci, la rencontre est malheureuse : les pauvres scintillations de Webern sont englouties sans retour dans le flot montant de la symphonie. Deux musiques : l'une ne peut se passer du silence, s'en abreuve, y rayonne ; l'autre l'ignore, elle le chasse devant elle et tire de son propre sein les contrastes qu'elle développe).
-
Ligeti, Manoury, Mahler
(Lontano de Ligeti. Autant certaines pièces de Webern font penser à des symphonies de Mahler épurées et réduites à leurs couleurs et à leurs accents essentiels, autant ici on songe à une transmutation menée sur quelque mouvement de Bruckner. Mais l'opération en cause alors n'est pas une synthèse mais plutôt une sorte de grossissement ; comme une peinture observée de tout près, les grands traits de l'image sont perdus mais la texture se révèle et, dans la vision rapprochée, le grain de la couleur apparaît, cuivres et cordes : deux touches juxtaposées, l'une sourde, l'autre limpide. – Ou bien : le cristal de l'oeuvre a subi une rotation, non pas dans l'espace mais dans le temps, et se présente désormais par la tranche, en raccourci ; les lignes ne sont plus allongées selon la pente de la durée mais apparaissent obliques, resserrées, et se chevauchent : renfermant, dans l'entrelacement, sa lumière particulière. – Ou mieux, selon Ligeti, cité dans le programme :)
Une entrée soudaine des cors après un tutti éveille en nous, spontanément, sinon une association directe, du moins une allusion à certains éléments du postromantisme. Je pense ici avant tout à Bruckner et Mahler, mais aussi à Wagner. Notamment à un passage de Huitième symphonie de Bruckner, dans la coda du mouvement lent, où, dans un profond silence et une grande douceur, les quatre cors jouent subitement un passage qui sonne comme une citation de Schubert, mais vue par Bruckner. J'aimerais préciser qu'à l'éloignement spatial s'ajoute ici de plus l'éloignement temporel, c'est-à-dire que nous ne pouvons saisir l'oeuvre qu'à travers notre tradition, qu'à l'intérieur d'une certaine formation musicale.
-
Nielsen, Chostakovitch, Grieg
Musique de scène pour Peer Gynt, à la salle Pleyel.
(Ah ! le chœur mélancolique chanté par les plus humbles choses à Peer Gynt, alors qu'il revient, vieux et seul, au pays natal :)
LES PELOTES
Nous sommes les pensées que tu devrais avoir eues… Des petites menottes que tu devais nous offrir !
Nous devions nous élever, voix émouvantes… et il faut que nous roulions, pelotes de fil gris.UN BRUISSEMENT DANS L’AIR
Nous sommes les chansons que tu aurais dû chanter !... Mille fois, tu nous a réprimées et contraintes. Dans le creux de ton cœur, nous sommes restées, attendant… Jamais on n’est venu nous chercher. Qu’il y ait du poison dans ta gorge !DES BRINS DE PAILLE BRISEES
Nous sommes des œuvres que tu devais accomplir. Le doute qui étrangle nous a estropiés et fendus. Au jour suprême, nous arriverons en bandes et annoncerons la chose… et cela suffira pour toi !(Ibsen, Peer Gynt – trad. R Boyer)
-
Carnaval
Les Estropiés, de Bruegel, au Louvre. Au dos, un proverbe est inscrit : "Estropiés, que vos affaires s'arrangent !".
(Je ne pense pas être grand clerc en faisant un lien entre les estropiés du Louvre et un groupe semblable perdu dans la foule qui constitue le Combat de Carnaval et de Carême, au musée de Vienne. Les cinq personnages infirmes sont rangés à peu près de la même façon, sur deux files parallèles et diagonales. On retrouve d'un tableau à l'autre la plupart des habits et accessoires (capes, grelots, couvre-chef, queues de renard) : mais au Louvre, les queues de renard sont devenues presque générales, fixées sur des tuniques, elles-mêmes enfilées par-dessus les vêtements ; et un des infirmes est coiffé d'une mitre : s'agit-il de simulacres d'ornements ou de manteaux, de déguisements ? (A Vienne, le groupe est en effet situé sur la gauche, du côté de Carnaval et, nous dit-on : les processions de lépreux et d'infirmes étaient, dans cette période, monnaie courante au point d'être prévues par le calendrier ; cependant, les cinq estropiés ne font pas procession, ils sont tournés deci delà, sans direction ni public). La peinture du Louvre est plus tardive – Une cour herbeuse s'est substituée à la grand place de ville "théâtre du monde" ; au point de fuite, une arche donne sur la campagne ; briques et feuillages renvoient immanquablement au paysage flamand ou brabançon – Le détail est devenu le sujet principal : les infirmes suppléent à l'humanité tout entière. Hormis deux qui nous tournent le dos (et n'apparaissent que sous la forme de paquets de hardes), les protagonistes sont fortement individualisés : les plus proches se dressent sur leurs béquilles et, plutôt que de se battre, semblent se chamailler comme des enfants ; sans pieds, ils s'attaquent avec leurs jambards, qui tiennent lieu de sabots. Derrière eux, un autre se retourne et son cri s'adresse peut-être à eux. Il attire leur attention, comme la nôtre, vers un nouveau personnage, à l'arrière-plan. Ce dernier, extérieur et mal caractérisé (sinon qu'il est ingambe et tient dans la main une sorte d'écuelle) n'existait pas dans la version antérieure. Il quitte la scène emportant ou apportant quelque pitance. Nos estropiés vont-ils sortir de leur querelle ou du marasme pour le suivre ?)