Un collègue obligeant propose de me raccompagner en voiture, non pas en réalisant un détour si grand qu'il me déposerait devant ma porte, mais jusqu'à une gare proche d'où je pourrai regagner facilement Paris. Et comme il sait que j'aime ce genre de choses, à peine assis au volant, il a poussé un disque dans l'auto-radio et annonçant "Mozart !" se tourne vers moi avec le sourire. Je reconnais les timbales et les flageolets du "Jauchzet, frohlocket, auf, preiseit die Tage" mais je me garde bien de le détromper, d'autant que le nom de Bach m'échappe longtemps. A la gare, la préposée a placé devant elle sur la table un paquet de billets imprimés et, prenant avantage du petit pouvoir qui lui est conféré dans les quelques minutes qui précèdent l'arrivée du train de Pontoise, elle pérore longtemps en les distribuant aux voyageurs qui attendent leur commande. Je finis par perdre patience et fais mine d'aller là-bas aux guichets prêt à m'acquitter une seconde fois du prix du transport. Alors elle me tend de mauvaise grâce le récépissé et, avec des airs désormais de cartomancienne, elle lit à haute voix dans mon passé signalant à qui veut l'entendre la quantité de labeur bête et pressé où j'ai perdu mon temps et me prophétise un avenir semblable de travail opiniâtre et stérile. Peu m'importe ! je m'éloigne vers le quai sans lui accorder plus d'attention emportant à la traîne, comme une petite valise derrière moi, le faix peut-être imaginaire de ce futur et de ce passé ratés.