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Musique et théâtre

  • L'Or du Rhin

    Reprise de l'Anneau du Nibelung à l'opéra Bastille.

    (Je suis presque convaincu, après cette représentation, que la figure principale de l'Or du Rhin est Loge ; j'ai également envie de croire que la constatation ne s'applique pas seulement au prologue mais est valable pour l'ensemble de la tétralogie, quand bien même le personnage n'apparaît plus sur la scène sous forme "humaine" après ce premier épisode et ne se présente dans la suite du drame que sous l'apparence purement orchestrale d'un motif (et d'un accessoire théâtral, certes majeur, le feu). L'événement primordial est le vol de l'or par Alberich (via la "Renonciation à l'amour") mais  c'est à Loge qu'il revient, à la scène suivante, de transformer l'événement en récit et d'en faire la matière qui servira à tisser l'intrigue (tel l'auteur et le compositeur) : il commence l'enchevêtrement des causes et des effets dont les lointaines conséquences se trouveront à la fin du Crépuscule des Dieux (Loge paraît aux commencements et retentit dans les dénouements). 

    La mise en scène a fait des filles du Rhin trois entraîneuses en habits provocants, couleur chair. Quand Alberich, parce qu'il les a dédaignées, parvient à s'emparer de l'or, les trois nixes se dépouillent de leur seconde peau et l'abandonnent sur la scène. Loge, lorsqu'il fait le récit de cet épisode à la scène suivante, se drape dans un de ces costumes délaissés : belle idée de mise en scène qui d'une part souligne le lien crucial entre l'événement et le récit ; d'autre part, exprime par le travestissement le caractère artificieux de Loge ; enfin, me semble-t-il, renvoie, de façon très cohérente pour la compréhension du personnage, au modèle mythique de Loge : le dieu Loki, et à la faculté que celui-ci possède de changer de sexe.)

  • Pelléas et Mélisande

    A l'opéra de Nice.

    (Je trouve qu’une mise en scène "réaliste", comme dans cette production, convient particulièrement bien à la représentation de Pelléas et Mélisande : la scène peut être une grande maison, percée de fenêtres qui donnent sur une campagne ou sur la mer ; les accessoires sont empruntés au quotidien le plus banal ; le jeu des acteurs chanteurs n’a rien d’exotique ou d’étrange ; leurs paroles ne sont pas des oracles ou des sentences tombées du ciel (je n’ai jamais entendu une Mélisande aussi lucide :  quand elle parle, elle sait exactement ce qu’il lui arrive à défaut de maîtriser ce qui est plus fort qu’elle). Malgré son étiquette de drame symboliste ou de fable moyenâgeuse, la pièce de Maeterlinck me fait toujours l’impression d’être le relevé assez fidèle de la vie d’une famille de la bonne société gantoise au dix-neuvième siècle. A quelques excentricités près du décor et de l’intrigue, elle donne ainsi, par extension, l’image des mœurs domestiques de la bourgeoisie de tous les temps et de tous les lieux. Des phrases toute faites sont prises, mot à mot, à son discours de résignation et de respect des usages, tel que les anciens le dispensent généreusement aux enfants ou aux jeunes gens ; il est toujours préférable d’attendre, il faut être sage et patient, il ne faut pas négliger sa famille, la vie n’est pas faite que d’amusements. Arkel à Pelléas : Il faudrait attendre cependant… Pourras-tu choisir entre le père et l’ami ? Geneviève à Mélisande : Mais on s’y fait si vite. Il y a quarante ans, il y a près de quarante ans que je vis ici. Golaud à Mélisande : On ne peut pas pleurer pour ces choses… La joie, on n’en a pas tous les jours… Et puis, l’année prochaine…Golaud à Pelléas : Je sais bien ce sont là jeux d’enfants… mais vous êtes plus âgé qu’elle, il vous suffira de vous l’avoir dit, etc. Nos deux héros se collettent avec cet enfermement patriarcal ; ils s’aiment et, fatalement, ils meurent mais la musique (et tout ce qu’elle porte d’émotions, de rêve et de sensations) supplée à leur défaite.)

  • Lohengrin

    Lohengrin, à Milan.

    (Je ne me souvenais guère qu'il y avait tant de fanfares et de marches dans Lohengrin : ça corne, ça processionne et, plusieurs fois, l'espace resserré du théâtre vibre sous le boutoir de l'orchestre...

    Ainsi les trompettes vont et viennent dans le décor et grimpent même, au troisième acte, à droite et à gauche dans la salle pour sonner plus haut ; elles exposent alors le plus grand contraste entre l'héroïsme qu'elles clament et la vérité du dénouement : le chevalier ne s'en va pas t-en guerre et divorce d'avec la princesse. Le roi Henri, dont elles forment ici à peu près tout l'appareil (pas d'étendards, pas de cortège), ne triomphe pas : il se tient alors dans les marges d'un plateau envahi par la psyché d'Elsa, avec le décor de marécage, roseaux et étangs, où la jeune femme autrefois a perdu son frère.

    La ferblanterie musicale, héroïque et moyenâgeuse, ne constitue effectivement qu'une écorce criarde et le coeur de l'opéra s'avère d'un matériau tout autre, fait d'événements intérieurs et de hantises étouffées. Il faut entendre affleurer cette substance obscure dans l'extraordinaire nocturne qui ouvre le deuxième acte. Le metteur en scène a choisi d'y faire paraître Lohengrin, qui est donc présent aux débuts du conciliabule d'Ortrud et de Telramund. Le héros aux pieds nus tressaille et semble avoir peur des cuivres qui jouent en coulisse ; il s'approche jusqu'à presque les toucher du couple mauvais mais ne peut les rejoindre pas plus qu'il ne peut entendre le secret qui sonne à l'orchestre. Son apparition à l'acte précédent est le contraire d'une entrée de théâtre : tremblant, recroquevillé sur le sol ; il chante pour lui-même d'une voix absolument bouleversante Nun sei bedankt, mein lieber Schwan. 

    Par divers artifices, la figure de Lohengrin se confond jusqu'au malaise avec l'apparition du frère disparu d'Elsa. Le héros est un enfant, il joue avec sa fiancée comme avec une soeur. C'est elle l'aînée, elle est la plus grande et a la voix la plus puissante. Dans les ensembles et les scènes de foule, sa présence est la plus forte, quand bien même elle vacille. Elle est la grande instigatrice du drame jusqu'au point où on doute que Lohengrin ne soit qu'un fantôme né de son imagination. Sur leur relation, la question interdite, le nom secret, pèse jusqu'à la rupture comme la prohibition de l'inceste.)

  • Tristan und Isolde

    Version de concert à la salle Pleyel.

    (Ce matin, après le concert hier soir, je relis le poème qui clôt Connaissance de l'Est de Claudel, Dissolution. L'inspiration et jusqu'au titre (je m'en avise) ne sont peut-être pas sans rapport avec le Liebestod wagnérien, bien qu'ici l'aventure amoureuse se termine par une trahison et un départ et que la doctrine soit catholique.

    Et je suis de nouveau reporté sur la mer indifférente et liquide. Quand je serai mort, on ne me fera plus souffrir. Quand je serai enterré entre mon père et ma mère, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce coeur trop aimant. Dans l'intérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon âme, pareille au cri le plus perçant, reposera dans le sein d'Abraham.

    Pour la première fois, sans doute, je l'ai entendue ainsi, la mort d'Isolde, comme une dissolution de la réalité corporelle : l'âme quitte son habillement terrestre, le personnage se dévêt de son aventure charnelle, la voix elle-même délaisse le personnage et révèle ce "cri le plus perçant" (c'est aussi la note que la trompette tient dans l'intervalle ouvert entre deux bouffées orchestrales dans les tous derniers instants), inflexible et général. Ce n'est pas  habituellement un morceau que j'aime beaucoup : il apparaît comme un recul après l'extase-agonie de Tristan où Wagner donne cours à sa voix la plus intime, à ce mélange ou à cette mixture d'irritation et d'excitation, d'exaltation et de dépression, de désir et de douleur, de renoncement et d'appel. La reine entre à petites foulées sur la scène, rafraîchie et reposée du long entracte, constate la mort de son amant et se pâme dans le déferlement musical. Non, ici, elle est venue accomplir la métarmophose, grandissant, plus qu'humaine, égalant en taille et en profondeur les dimensions du théâtre, absorbant toutes les puissances d'abstraction de la musique pour atteindre à l'éternel.)

  • Capriccio

    Capriccio, à l'opéra Garnier.

    (Comment donc finit Capriccio ? Sur le plan de l'allégorie, le dénouement est heureux : la comtesse n'a pas à choisir entre le musicien et le poète, entre les notes et les vers ; elle n'a eu qu'à ouvrir la bouche pour accomplir l'union réussie de la musique et des mots. Seule sur scène, elle chante le beau et fameux monologue conclusif et, dans sa performation, le débat est clos. Le librettiste, le compositeur et l'interprète vivent ensemble et contents. Un aimable ménage à trois s'est arrangé : en voici la célébration et l'enfantement. Malgré la pirouette finale, l'opéra est achevé : effectivement il s'achève. Mais sur le plan de l'intrigue, cela ne va pas si bien ; dans l'univers où Madeleine est amoureuse, souffre et hésite, rien n'est tranché. Il fait nuit, le salon est vide, l'avenir est escamoté. Il ne sera jamais onze heures le lendemain matin, la comtesse n'aura ni Flamand ni Olivier. Tout le monde est parti pour Paris. On entend une dernière fois le gong sinistre interpolé dans le sonnet de Ronsard : la Mort ! Impératrice sans ombre, Ariadne sans Bacchus, Salomé sans la tête de Iokanaan, Arabella sans Mandryka, Maréchale célibataire, la comtesse va-t-elle rester pour toujours à l'état de symbole, dans le suspens qu'il impose ? Alors, avant que le rideau ne se baisse, on voit la chanteuse s'enfuir vers les coulisses, se dépouillant de son costume et de son personnage, tentant d'échapper à la pétrification du signe.)

  • Erwartung

    Concert, salle Pleyel.

    ("Ce conte s'adresse à l'Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même." [Mallarmé, Igitur]. "(...) on dirait que de temps en temps, dans l'histoire de l'Humanité, une idée est introduite, un thème peu à peu essaye de se constituer, qui au cours des années et des siècles recrute de tous les côtés des hommes ou les instruments l'un après l'autre capables de lui donner sa pleine sonorité et d'épuiser son expression. Un de ces thèmes a apparu avec Hamlet (et l'on découvrirait peut-être la première vague exhalation dans le grand Euripide), qui devait attendre deux siècles avant de trouver une atmosphère propre à son développement. Je l'appelerai la sympathie avec la Nuit, la complaisance au malheur, l'amère communion entre les ténèbres et cette infortune d'être un homme. (...) la grande nuit métaphysique, qui est non pas le néant mais le silence de la lumière (...) [Claudel, la Catastrophe d'Igitur]).

    (Je me demande si la pièce ne procède pas du duo d'Amour nocturne ; après Tristan et Isolde, il devait sembler impossible à refaire ; il n'est donc resté que la femme, comme après la chose, paraît-il, chez les mantes religieuses, quand la femelle a dévoré le mâle.)

  • Arabella

    A l'opéra Bastille.

    (Non le livret d'Arabella n'est pas si mal fichu. Certes, après le premier acte, le texte n'a pas la même plénitude (et il faut supporter l'épisode pénible de la Fiakermilli). La cohérence écrite de l'intrigue se relâche mais, après la forte densité des scènes d'exposition, c'est ainsi le moment de donner leur chance à l'imagination et à la rêverie de l'auditeur ; il connaît désormais bien les personnages ; il peut attendre aussi que la mise en scène prenne toute sa mesure et tire parti des ambivalences et des impostures de la fable. Si l'on veut faire la comparaison avec le Chevalier à la rose,  Arabella présente l'avantage certain de ne pas laisser le personnage principal en coulisse pendant une bonne partie de l'oeuvre ; le rôle titre combinant les traits de la Maréchale (le grand monologue du 1, les adieux à la jeunesse) et de Sophie (la grande scène au début du 2). De l'un à l'autre, le rôle travesti change de sexe (fille déguisée en garçon en place d'un garçon déguisée en fille) sans changer de tessiture. Si le finale se noit dans le happy end, il ne fait pas oublier le caractère sordide de la situation initiale (une fille à vendre), ni la violence de Mandryka, ni la coquetterie d'Arabella (présageant sans doute une suite mauvaise à ces instants sereins). Alors retentit également le silence de Matteo qui, sauf erreur, n'a plus dit un mot depuis qu'il a découvert que la femme qu'il a étreint dans l'obscurité n'était pas celle qu'il croyait ; au lieu de cela, il a couché avec l'entremetteur, devenu une femme à qui on le marie).