The House of Mirth, d'Edith Wharton.
(Il y a du Bartleby chez Lily Bart, l'héroïne de The House of Mirth, d'Edith Wharton ; car, toutes les fois que doit se conclure le mariage qu'elle attend et qu'elle accepte, et qui est la condition inéluctable de la prolongation de son existence, dans la société riche et oisive qu'elle habite, elle s'abstient, diffère, ne choisit pas et semble dire : "I would prefer not to". Chaque abstention est un choc qui la sépare du centre élégant et précieux et, de cercle en cercle, de périphérie en périphérie, Lily voit s'éloigner le seul milieu où elle sait vivre, et la solitude l'absorber, où son être social s'annule : elle meurt.
La chute et la mort de Miss Bart sont celles d'une fille perdue, punie pour ne pas avoir renoncé à la mauvaise vie ; Lily n'est pas une femme entretenue mais elle vit de l'hospitalité de ses riches relations. Elle n'est pas vénale mais elle ne conçoit pas un vie sans le luxe et tous les divertissements de la saison mondaine. L'ambiguïté de son statut l'assimile à l'intrigante ou à la courtisane. Le moteur qui la repousse hors de ce monde, vu de celui-ci, c'est l'opprobre qui s'attache progressivement à son nom. Elle a droit, comme au théâtre ou dans un roman, à la grande scène de flétrissure : un soir, à la fin d'un dîner de représentation, "Miss Bart is not coming back to the yacht" lui lance brutalement son hôtesse, parmi la société la plus brillante augmentée opportunément d'un journaliste mondain. Elle chancelle sous le coup. Mais, comme pour la fille perdue, le mouvement de chute est aussi celui de la rédemption. Chaque étape est pour Lily l'occasion d'une tentation repoussée ; celle de devenir effectivement une intrigante ou une courtisane : non elle ne brisera pas le mariage de sa rivale, non elle ne laissera pas le jeune héritier épouser une grue, elle ne jouera pas au maître-chanteur, elle remboursera avec tout le reste de sa fortune l'argent qu'elle a imprudemment accepté de celui qui croyait en payer ses charmes. Quand la dernière dette est réglée, le dernier soir, les anges peuvent descendre jusqu'à son lit de misère et recueillir avec le dernier soupir une âme immaculée.
Mais de quoi meurt Miss Bart ? Meurt-elle poétiquement d'avoir été trop belle ? La beauté est l'attribut sempiternel de Lily. Le point culminant de sa carrière est un jeu de tableaux vivants, lors d'une soirée fameuse, où elle se révèle en pleine lumière, dans sa perfection, au-delà de tout déguisement, sous les apparences du Portrait de Mrs Loyd, par Reynolds. Ne se compare-t-elle pas elle-même à une fleur, ayant vécu ce que vivent les fleurs, qui croissent, surgissent, éclosent et finissent par se faner.
Mais ne meurt-elle pas aussi, prosaïquement et romantiquement, victime de l'amour ? Le roman s'ouvre, se ferme, est scandé par les rencontres entre Lily et Lawrence Selden. Le soir du Portrait de Mrs Loyd, Lawrence et Lily échangent un baiser. Ils s'attirent, se cherchent, se manquent, se retrouvent, se perdent. Dans les dernières pages, il est question d'un mot qui aurait dû être prononcé entre eux, et qui aurait résolu l'énigme, suspendu l'agonie, renoué les destins. Mais rien de tel n'arrive, et on ne glosera pas sur l'impuissance qui retient ou écarte le personnage très jamesien de Selden. Cependant, c'est bien l'emprise de la parole de Selden qui prélude à chaque irrégularité de Miss Bart dans la carrière mondaine. Il semble que c'est la solitude de celui-ci qui attire et précipite celle-là dans la solitude. Lily s'éteint quand sa trajectoire, perturbée par un astre mort, dans des orbites de plus en plus larges, finit par se perdre loin des feux qui la soutenaient.)