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Mémoire d'endormi

  • Histoire de mon suicide

    Nous sommes réunis, frères et sœur, comme autrefois chez notre père. Sous le toit paternel, volets clos et portes fermées, il fait nuit ou jour à peine : c'est un soir ou une matinée de dimanche l'hiver, lampes allumées, et chacun vaque seul à son désœuvrement, encore vêtu des habits qu'il avait passés la nuit précédente pour dormir. Cependant, en cet instant même, sans déranger la tiédeur et le calme, et d'accord avec eux, je meurs. Plus tôt dans la journée ou la veille, j'ai avalé la dose de poison que je garde avec moi depuis l'enfance : un petit sachet gris, au col scellé, qu'il a fallu déchirer pour verser la poudre blanche dans la main ; puis de la paume à la bouche (il s'agit d'oxcylo-télamine, ou quelque chose comme ça, j'en apprendrai le nom savant tout à l'heure). Je ne saurais expliquer mon geste et je me vois envisager, également silencieux, l'heure suprême avec la plus parfaite indifférence. Tout allait donc prendre fin, de cette façon tiède et sereine, si mon frère, qui avait assisté bien auparavant sans dire un mot à la scène fatale, n'avait décidé d'aller à l'autre bout de la pièce avertir notre père. Le vieux chef de famille alors n'a pas exprimé grand chose. Je ne sais s'il agit par sollicitude ou par sens des responsabilités ou simple souci des convenances. Mais il assume encore une fois sa charge ; il enfile une vieille robe de chambre et sans s'habiller, insoucieux du décorum, descend quérir un médecin. Il est sorti. Le médecin est venu : je suis assis face à l'homme de l'art ; il prépare une seringue qui contient l'antidote. C'est inutile ; je sais à cet instant-là que le poison était sans effet, périmé depuis belle lurette, que la substance ou la scène était chose ressouvenue et non réelle.

  • Oratorio de Noël

    Un collègue obligeant propose de me raccompagner en voiture, non pas en réalisant un détour si grand qu'il me déposerait devant ma porte, mais jusqu'à une gare proche d'où je pourrai regagner facilement Paris. Et comme il sait que j'aime ce genre de choses, à peine assis au volant, il a poussé un disque dans l'auto-radio et annonçant "Mozart !" se tourne vers moi avec le sourire. Je reconnais les timbales et les flageolets du "Jauchzet, frohlocket, auf, preiseit die Tage" mais je me garde bien de le détromper, d'autant que le nom de Bach m'échappe longtemps. A la gare, la préposée a placé devant elle sur la table un paquet de billets imprimés et, prenant avantage du petit pouvoir qui lui est conféré dans les quelques minutes qui précèdent l'arrivée du train de Pontoise, elle pérore longtemps en les distribuant aux voyageurs qui attendent leur commande. Je finis par perdre patience et fais mine d'aller là-bas aux guichets prêt à m'acquitter une seconde fois du prix du transport. Alors elle me tend de mauvaise grâce le récépissé et, avec des airs désormais de cartomancienne, elle lit à haute voix dans mon passé signalant à qui veut l'entendre la quantité de labeur bête et pressé où j'ai perdu mon temps et me prophétise un avenir semblable de travail opiniâtre et stérile. Peu m'importe ! je m'éloigne vers le quai sans lui accorder plus d'attention emportant à la traîne, comme une petite valise derrière moi, le faix peut-être imaginaire de ce futur et de ce passé ratés.

  • Roman familial

    Quand mon frère est parti vivre à l'étranger, il a laissé à notre mère l'usage de sa maison, sise à Gorju ou rue Gorju (c'est le nom d'un personnage de Bouvard et Pécuchet). Cependant maman ne se plaît guère dans cette petite ville ou dans ce quartier et, quand je viens lui rendre visite et que nous nous promenons, elle se plaint de la disposition du terrain et de l'espèce de falaise qui court entre les maisons et fait correspondre d'un bord à l'autre les rez-de-chaussée avec les cinquièmes étages, et l'oblige dans ses courses à gravir des côtes ou à dévaler des pentes périlleuses. La manie des travaux de construction ne la séduit pas davantage : la poussière du ciment, les trottoirs défoncés, l'eau sale ; les prétendues rénovations détruisent les façades, des structures de béton crèvent les fragiles enveloppes de bois et les extensions empiètent sur les ruelles étroites. La veille maison n'est pas bien grande, mon lit est dressé dans le vestibule et je peux voir au-dessus de moi, quand je suis couché, derrière les volées de l'escalier, le plafond là-haut à l'étage. Premier levé, je sors sans déranger personne. J'irai chercher le pain du petit-déjeuner. Mais une voiture s'arrête à mon niveau et on propose obligeamment de me rapprocher ; cependant je suis en retard, je dois faire demi-tour et rentrerai bredouille : je prends congé du petit garçon qui m'a accueilli sur la banquette arrière, alors que ses parents, assis à l'avant n'ont pas tourné la tête ; il me répond très sérieusement que son oncle (il faut comprendre le frère de sa mère) est mort et, l'évidence est indéniable, l'identité sans équivoque, la sentence irrévocable, que je le suis moi aussi.

  • Un Poussin inédit

    La composition était déjà connue par une copie ancienne. Je me souviens que Poussin, quand il abandonna la charge honorifique qu'il occupait à la tête de l'Académie de Saint-Luc, prit l'habitude d'offrir chaque année à celui qui lui avait succédé la copie d'une œuvre qu'il était en train d'achever ; il la faisait réaliser dans son atelier parallèlement au travail qui l'occupait ; le tableau était livré au directeur actuel au jour anniversaire de son élection. C'est par comparaison avec cette copie éminente que le tableau a pu être authentifié. A l'arrière, deux bergers d'Arcadie conversent assis dans les rochers, figurant la vertu de l'Amitié ; l'un a les jambes croisées et sa tête se détourne, l'autre montre son profil, exactement semblable à celui de l'Apollon amoureux de Daphné, du Louvre. Au premier plan, la tête d'un grand sanglier, posée comme un trophée sur une table de pierre, parmi des feuilles et des fruits, qu'elle ensanglante. 

  • Singapour

    Quand nous sommes sortis du centre de conférences, nous étions face à la ville de Singapour. Je voyais devant moi, sur la rive, le désordre des constructions enchevêtrées, où nul plan ne se devine (le bâtiment des conférence occupe un îlot artificiel face à l'ancienne ligne des docks). Les immeubles cachent à leur pied les rues et les voies de circulation. Ce sont des cubes de bétons, parfois vitrés, plus ou moins défraîchis, les plus vieux noircis par l'humidité, d'où s'élèvent les tours modernes des grands hôtels, couronnées de leur enseigne lumineuse que la nuit mouillée entoure d'un halo. Mes collègues lisaient là-bas le nom de leur gîte, et connaissaient le chemin ; le mien n'apparaissait pas parmi les marques illuminées : il me faudrait aller chercher plus loin à droite, à l'aveuglette. Nous nous sommes séparés, non sans nous être promis de nous retrouver plus tard ici, sur la jetée du plus moderne des palaces. Il faut avoir bu un verre face au large, sur l'ultime plate-forme en avancée, parquetée de bois précieux, les visages enluminés par les bouffées des torchères, devant l'horizon maritime avec les loupiotes des navires qui clignent. Des navettes électriques vous y emmènent trop vite, après une subite accélération dès qu'elles ont dépassé le quai. J'étais déjà assis dans le petit véhicule semblable à ces nacelles qu'on trouve dans les fêtes foraines : deux hôtesses vous y accueillent distraitement ; elles ne sont plus si jeunes que leur habit ou leur silhouette pourrait le faire croire d'abord. Je remarquais que l'une d'elles portait un étrange bijou : un collier formé d'un seul anneau serré autour du cou et dans lequel un second anneau est glissé, plus petit, qui tombe dans la nuque ; il fait comme le premier maillon d'une chaîne dont l'image tristement peu à peu s'imposait à moi.

  • L'autre appartement

    Je suis sorti tôt ce matin et j’ai rejoint à pied mon second appartement. La nuit n’était pas terminée, le lit était fait et j’aurais pu m’y allonger jusqu'à l’heure définitive du réveil. Tout ici est bien aménagé et si bien entretenu qu’on peut s’y installer dans l'instant ; il n’y a que ce reste de froid et la pâleur qui hante les lieux déserts et qu’il est difficile de chasser. Je viens rarement ici. Qu’ai-je à faire d’un autre logement, tout proche de celui que j’habite ? je n’en ai pas l’usage. Je vais et je viens de la chambre à la cuisine sans m'asseoir, je traverse rapidement le bref corridor, je passe les deux ou trois seuils qui marquent l'espace, je m'appuie au montant de la fenêtre et je regarde dehors les premières lueurs du jour. Il y a longtemps sans doute que je possède cet endroit. Il me semble que son existence résulte d'un malentendu ancien, que j’en ai fait l’acquisition à l’occasion d’un déménagement mouvementé, qu’il y a eu une erreur dans la correspondance entre l’ancien et le nouvel état et qu’il est demeuré de la soustraction ce reste irrécusable. J’oublie à la longue jusqu’à l’existence de cette seconde demeure et peut-être finirai-je par en perdre l’adresse et, avec clés et codes, le moyen d’y entrer. Mais, quand je m'en crois débarrassé, le souvenir de l'habitation vide revient m’importuner : je m’inquiète de la dépense inutile et je me désole de l’aberrant gaspillage que représentent ces pièces inoccupées. Alors c’est tout comme si j’habitais pendant une heure le logement vacant. Je ne sais pas comment m’en défaire.

  • Bayreuth

    J'ai rêvé de Bayreuth cette nuit. Nous arrivions dans la petite capitale de Wilhelmine ; ce n'était qu'une étape de notre voyage d'Allemagne. Mais vers trois heures, trois heures et demie, une certaine fébrilité me gagne. Ne sommes-nous pas dans la période du Festival ? Peut-être y a-t-il représentation aujourd'hui ? J'interromps nos déambulations dans le minuscule centre-ville rococo ou notre installation dans je ne sais quels confortables Gasthaus ou Pension, et j'abandonne mes compagnons de voyage. Je commence l'ascension de la Colline. Je ne reconnais pas le versant par où je l'entreprends mais la fréquentation de piétons en habits de cérémonie et les allées (à plein) et venues (à vide) de limousines, au fur et à mesure que je me l'élève, donnent l'espoir d'être sur la bonne voie. Cependant la ruelle finit en impasse immédiatement en-dessous du parc (derrière les grands arbres, au pied du monument à Cosima) et je dois escalader le rebord qui termine le jardin de ce côté, par quelques mouvements que la hauteur du mur et l'absence d'aspérités rendent assez pénibles. Enfin je suis à la buvette (l'une de celles qui envahissent le site et font douter si le Festival n'est pas avant tout une entreprise de restauration augmentée d'une salle de spectacle). J'attrape un prospectus sur le comptoir, je négocie l'emprunt d'un stylo à la serveuse aux avant-bras nus, gras et courts qui verse des bières ; et j'écris en lettres capitales de part et d'autre du texte imprimé : SUCHE KARTE. Cette formalité accomplie, je m'adresse à un petit groupe de revendeurs agités et bredouille, l'offre de places surnuméraires s'avère supérieure à la demande, qui désespèrent d'attirer l'attention et se retournent impatiemment à mon arrivée. J'ai vidé mon portefeuille, six billets de vingt, un de cinq ; j'ai fait l'acquisition d'un premier rang de galerie. Je n'ai pas entendu les sonneries rituelles au balcon extérieur mais les ouvreurs font signe de se presser. Je monte dans les étages que je découvre ; il y a des terrasses qui font que l'on passe sans arrêt de l'ombre de la salle à la lumière du jour, que l'on se retrouve à l'air libre à peu près dès avoir quitté son siège. Le rideau est ouvert sur le décor du premier acte de Parsifal (oui c'est bien Parsifal que l'on joue ce soir). Je vois une banquise et un lac d'eau grise et trouble. Un spectateur se retourne goguenard : "Bienvenue au bain des phoques et des morses !".