Quand mon frère est parti vivre à l'étranger, il a laissé à notre mère l'usage de sa maison, sise à Gorju ou rue Gorju (c'est le nom d'un personnage de Bouvard et Pécuchet). Cependant maman ne se plaît guère dans cette petite ville ou dans ce quartier et, quand je viens lui rendre visite et que nous nous promenons, elle se plaint de la disposition du terrain et de l'espèce de falaise qui court entre les maisons et fait correspondre d'un bord à l'autre les rez-de-chaussée avec les cinquièmes étages, et l'oblige dans ses courses à gravir des côtes ou à dévaler des pentes périlleuses. La manie des travaux de construction ne la séduit pas davantage : la poussière du ciment, les trottoirs défoncés, l'eau sale ; les prétendues rénovations détruisent les façades, des structures de béton crèvent les fragiles enveloppes de bois et les extensions empiètent sur les ruelles étroites. La veille maison n'est pas bien grande, mon lit est dressé dans le vestibule et je peux voir au-dessus de moi, quand je suis couché, derrière les volées de l'escalier, le plafond là-haut à l'étage. Premier levé, je sors sans déranger personne. J'irai chercher le pain du petit-déjeuner. Mais une voiture s'arrête à mon niveau et on propose obligeamment de me rapprocher ; cependant je suis en retard, je dois faire demi-tour et rentrerai bredouille : je prends congé du petit garçon qui m'a accueilli sur la banquette arrière, alors que ses parents, assis à l'avant n'ont pas tourné la tête ; il me répond très sérieusement que son oncle (il faut comprendre le frère de sa mère) est mort et, l'évidence est indéniable, l'identité sans équivoque, la sentence irrévocable, que je le suis moi aussi.