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Mémoire d'endormi - Page 2

  • Il manque une phrase

    Manquait une phrase : je partis à sa recherche, insoucieux du reste du troupeau. Dès lors, je parcourais ces lignes, montant et descendant, galopant de page en page, gravissant ou dévalant les pentes sous l'averse, escaladant des sommets ; une improbable éclaircie me précédait, qui disparaissait au moment où je comptais l'atteindre. Je franchissais l'étendue, j'allais d'une extrémité jusqu'à l'autre, je m'élançais du début vers la fin, comme s'il fallait porter là-bas un avis et, revenant, rapporter la réponse qui ne pouvait attendre, mais parvenue au point de départ ne donnait pas satisfaction, nécessitait un nouveau voyage, une nouvelle question, seconde, troisième, quatrième, cinquième, n-ième, dans un sens puis à rebours, à l'endroit, à l’envers. Le dialogue continuait, ne savait s’arrêter, et ma navette restait sans objet : car je n'étais assurément chargé d'aucune message. Je n'avais rien à dire ;  d'ailleurs, dans ces solitudes, à qui aurais-je pu le dire, ce rien ? Ma besace brinquebalait, légère, et ma cervelle était désencombrée d'aucune commission. J'allais et venais sur la triste lande courant d’un bord à l’autre comme un rayon captif entre deux miroirs, comme un nageur touchant aux bornes seulement pour faire le ricochet et jaillir à nouveau. Entre deux rebonds, je filais, je fixais la route sous le ventre de ma monture ; j'étais trop loin d'elles pour m'intéresser longtemps aux lueurs fugitives qui brillaient en avant, à distance. La voie s'étendait ininterrompue, sans une brèche, sans une lacune ; et elle devenait plus longue à chaque trajet ; oui, elle s’augmentait par l’effet de mon passage, elle s’étirait, s'additionnait de détours, d’interpolations, de digressions. On voit dans la montagne, au bord des sentiers, des amas de cailloux que les voyageurs, l'un après l'autre, ont monté en y jetant une pierre, jusqu'à ce que le tas finisse par crouler. Ma route, elle, grandissait par le milieu et j'étais seul à la faire. L'addition se glissait sous le pas comme un tapis roulant qui sort par une fente. Jetant un œil en arrière, je trouvais qu'un morceau de ma foulée s'était intercalé dans la piste : avalé, ingéré, incorporé, il la prolongeait sans la tordre, s'amalgamant au pavé ni dur ni élastique ; et le rajout n'apparaissait pas plus neuf, pas moins usé que le reste de la chaussée, il était frappé de la même marque monotone : de ces vingt-six, vingt-huit ou trente motifs qui s'arrangent en guirlande. Les mots s'accrochaient les uns aux autres et formaient une file ; une lointaine impulsion là-bas inconnue venait faire vibrer le dernier maillon. Ainsi, l'espace croissait ; cependant la traversée ne semblait pas plus longue, peut-être accélérais-je sans cesse. Quand je relevais la tête, je sentais le souffle rapide du mouvement qui m'emportait. Mais, quand je me baissais sur la selle, me cramponnant pour ne pas tomber, le temps au contraire ralentissait et allait s'annulant presque au ras du sol ; alors, je pouvais poser la main par terre pour palper les jointures du texte. Ce que je cherchais était invisible et absent mais j'imaginais qu'il pouvait apparaître en creux, dans le minuscule relief de l'écriture ; je tâtais et murmurais : ce qui échappait au pouvoir des yeux se révélerait à la pulpe des doigts ou à la délicatesse du chuchotement. Le travail requérait une patience extrême. Pourtant l'ongle ne trouvait pas la commissure où se glisser pour ouvrir l'intervalle, comme on fait sauter un couvercle. Écartant les deux tronçons, j'aurais alors vu le vide derrière et sa pure lumière, infinie. Redressé, j'embrassais d'un regard toute l'étendue. Le paysage lui-aussi se développait au fur et à mesure des mes voyages circulaires. Les médiocres éminences s'échelonnaient vers l'horizon. Elles se cachaient les unes derrière les autres si bien que la contrée tout en prenant de l'ampleur gardait toujours à peu près le même visage. Je voyais au loin des éclats se poursuivre l'un l'autre et disparaître à l'approche ; je contemplais la forme des collines, l'angle des ravins et leurs intersections : un point de vue plus élevé aurait peut-être permis d'y déceler un alphabet supérieur dont le colossal agencement épellerait un autre texte. Inutile pensée : aucune hauteur ne se hissait franchement au-dessus des autres. Il n'y avait pas de panorama d'ensemble... Je me consolais en pensant que les formules que j'y trouverais ne seraient pas différentes de celles que j'avais déjà et que je n'y déchiffrerais pas celle que je cherchais. Penché à nouveau, la tête en bas, je ne distinguais pas à trois pas, hormis l'immuable et morne nuée. Lisant, relisant, je haletais, cherchant toujours, scrutant mais trop vite tous ces mots qui forment une chaîne, je ne savais pas, je voyais le chemin sorti de moi, je m’entendais moi-même dans l’écho de la cavalcade ; et, écrivant, je marmonnais : Il manque une phrase ! Il manque une phrase !

  • Seid gnädig

    Au réveil, j'ai dans la tête le "Seid gnädig, hohe Götter" du Paulus de Mendelssohn — après un rêve embrouillé où je négociais longtemps avec un ouvreur la place que j'occupais sans titre pour ce concert gratuit d'un grand orchestre allemand, dans une ville dont je ne parvenais pas à retrouver le nom.

  • La montagne et la ville

    La Glockstein, tel est le nom de la montagne (je suis bien aise de m'en être souvenu) : elle a la forme d'une cloche, donc ; énorme et blanche par la neige qui la recouvre presque entièrement, éclatante de givre. La ville n'est pas située immédiatement à son pied mais séparée d'elle par un bras du lac. Il est d'usage de filer la comparaison entre la cathédrale de pierre blanche qui domine la cité et la masse de roches et de glace qui monte à l'arrière-plan. Le buisson des pinacles comme la crête là-haut hérissée d'aiguilles gelées. Mais nous sommes allés plus loin, plus bas sur le rivage : ici un autre édifice clair et rose semble le surgeon de l'église maîtresse. Mais l'influence du gothique manuélin arrondit les pointes des grandes arches ouvertes sur le bleu de l'eau et du ciel. Sous elles, le chemin mène à l'embarcadère où le bateau nous attend.

  • Vieilles photos

    C'est un jardin public, encombré de terrasses, de balustrades et de chaises, sous des monuments commémoratifs. Nous nous retrouvons ici trente ans après, apportant de vieilles photos. Les enfants d'alors sont des adultes maintenant et les parents ont l'âge d'être grands-parents. Avec un appareil photo, nous nous prêtons au jeu des comparaisons, reprenant la pose dans les mêmes lieux et rejouant les images du passé ainsi que des tableaux vivants : on s'asseoit sur les socles, on réarrange les chaises, on s'échelonne dans les marches comme autrefois.  Chacun a repris la place qu'il occupait mais les corps, les tailles et le costume ont changé. Les traits conservent plus ou moins de ressemblance. Nous mêlons ensuite les deux séries de photos. La lumière d'aujourd'hui est pâle et grise, celle d'alors était jaune, les ombres plus profondes et brunes. Quand on les regarde longtemps, les clichés anciens s'animent : quelqu'un a parlé, le bras retombe, le rire qu'on lisait sur les lèvres éclate, trois pas en avant mènent jusqu'au pied de l'escalier. (Comment cela est-il possible ? Est-ce parce que les gestes que la pose arrêtait sont restés emprisonnés dans l'image, à l'état latent, prêts à se dérouler à la première occasion ? ou bien qu'à un point dans le temps ne peut succéder toujours que la même série d'événements, comme l'eau coule selon la plus grande pente ?)

  • Alarme

    Une alarme dans la nuit. Elle se répète, versatile, adverse aux trente-deux quarts de l'horizon. Elle est faite de toutes les ambulances ou de toutes les gendarmeries du monde, qu'on a compilées pour immobile ouvrir un chemin ou désarmé repousser une attaque. Puis l'aube vient. Un oiseau imite la sirène, qui a cessé, et son cri va s'adjoindre au chant général. 

  • Souvenirs de novembre

    Le brouillard a fait de la ville une cité des plaines du nord de l'Italie : l'angle des rues, la perspective déserte, les hauts vaisseaux des églises en brique. Levant les yeux, on verrait les avions, métal gris contre le gris plus clair du ciel ; se diriger au Nord-Ouest pour virer à la verticale de Saint-Germain, là où commence leur descente vers les pistes de l'aéroport. Le boulevard domine comme une digue le vide où coule le fleuve ; son lit bien plus mince que la vaste tranchée qu'on voit, large comme les crues et envahie par l'herbe. Les arbres plantés régulièrement le long de la promenade forment deux par deux, pour la vue, comme les montants d'un balcon ou les jambages ornementés d'une fenêtre. De ce côté-là, il y a le pont suspendu qu'on appelle encore le "pont des Allemands" parce qu'il pointe droit au Nord ; hérissé de balanciers où s'arriment les câbles qui le portent, il est dressé comme une échelle contre un mur invisible, disparaissant dans la brume qui cache la rive adverse. De l'autre côté, le talus moins haut dévale jusqu'aux parcs des belles maisons des faubourgs : c'est ici "le jardin des Finzi-Contini". Enfants, on descendait la pente très raide pour y aller jouer, échappant à la garde des ces parents pauvres ou domestiques qu'on méprisait : et dont les noms Amareni, Amargo, Amerini, Ama- etc. sembaient avaient été choisis, bien inutilement, pour conjurer le sort d'être mal-aimés.

  • Révélation nocturne

    Je suis alors bien content d'avoir pu, au plus profond du sommeil, composer un vers entier, certes isolé mais complet, adéquat et conforme aux règles de la prosodie. Cependant je peine maintenant à le retrouver ; plusieurs mots manquent que l'effort de mémoire efface quand il les cherche et les syllabes se dissolvent comme un dessin qui se brouillerait à proportion qu'on le fixe. Récapitulons les lambeaux épars : il y avait dans la première moitié le verbe nouer et il me semble qu'il se conjuguait à la troisième personne du pluriel, à l'imparfait ; après la césure, venait ce membre aux branches du et puis un nom d'arbre, à la rime. Mais je crois que je m'éveille peu à peu. Je songe au cri de guerre de Golaud Absalon ! Absalon ! alors qu'il retient sa femme par les cheveux l'ayant jetée à terre et la maltraite. Je comprends l'allusion au fils de David, mort, livré aux coups de Joab, parce que sa longue chevelure s'est prise dans les branches "d'un grand térébinthe" sous lequel il passait à dos de mulet, en fuyant. Les éléments du récit de la Bible sont assurément dispersés dans la pièce de Maeterlinck et il s'agit à présent de les renouer.