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Mémoire d'endormi - Page 3

  • Fleurs et fumée

    Je ne sais plus... Je sors. On nous montre, sous la terrasse, les arbres dans la pente. Là-bas la petite ville se débande dans la campagne et se mélange en descendant avec les parcelles des vergers. Une brume monte dans les branches nues. On nous dit : voici la vapeur des premiers feux de l'automne ; ils brûlent les herbes et les feuilles mortes. Mais des pointes blanches percent le réseau de bois embué. Fleurs et fumée. Je comprends peu à peu la méprise : c'est maintenant une autre saison, non pas les derniers jours de l'été mais le tout début du printemps ; ou ses signes avancés lorsque les amandiers refleurissent, par condensation.

  • Une anthologie

    Me rendormant, je songe qu’il faudrait, à partir d’exemples choisis dans les beaux-arts et la littérature, établir une Anthologie du sommeil facile ; mais je ne peux y réfléchir bien longtemps car la pente est rapide, l’ensevelissement ne me laisse que le temps de remémorer deux sujets de peinture et douter qu’ils remplissent les conditions (quelles sont-elles ?) : l’un, Pierre, Jacques et Jean enveloppés de leurs manteaux et dont les corps paraissent allongés selon le creux d’une barque encalminée dans l’ombre ; et l’autre, les soldats rustauds et sourds au pied du tombeau, que l’assoupissement a culbutés par terre au milieu de leur armes.

  • Révélation nocturne

    En m'endormant, je vois au mur une lithographie de Corinth Ulysse et Nausicaa : Ulysse est accroupi tout nu dans les broussailles et se tourne vers la fille d'Alcinoos ; la jeune fille le considère en s'appuyant contre l'épaule d'une femme qui s'est entremise entre sa maîtresse et le naufragé (ce doit être Athéna, elle a pris la forme d'une suivante et ourdit la rencontre). Le groupe des deux femmes rappelle les figures d'un Moïse sauvé des eaux de Poussin, au Louvre. Je  songe alors aux ressemblances entre les deux scènes ; je ne sais pas si je les découvre ou si je m'en souviens et je me demande où j'ai bien pu lire, autrefois, un parallèle entre le héros grec et le prophète juif. 

  • Trouvailles d’archéologue

    Couvrant ici les ornières et là-bas les îles, une végétation folle passe la rive du fleuve. Nous arrivons, sur la Loire, en vue de l’abbaye de G***. Le printemps vient buter contre les murs de l’église. Hautes parois aveugles, en brique. Peu savent que l’abside trilobée est bien plus ancienne que l’époque romane,  qu’elle remonte à l’antiquité tardive. L’abbatiale s’est installée dans les murs d’une basilique ; la tour au-delà est tout ce qu’il reste du palais impérial. Ces monuments, sans commune mesure avec l’importance du village, rendent compte de son passé de métropole romaine. Voyez aussi les statues du porche : leur style dit « tubulaire » est typique du Bas-Empire ; les membres du personnage trônant ne se différencient guère des montants du siège où il est assis ; une table taillée en bas-relief est posée sur ses cuisses et cache entièrement le haut du corps : ici la Croix du nouveau culte et des instruments de la Passion, la lance et les clous. Les archéologues ont remontés au sommet du clocher des fragments de son couronnement d’origine : ils ont remplacé la structure manquante par une coiffe de fil de fer qui laisse voir la toiture d’ardoise ; ils ont fixé au treillis les ornements qu’ils ont mis au jour. Les sculptures ne semblent pas plus épaisses que des plaques d’ivoire et faites de cette matière même ; elles  figurent des guirlandes de fruits, entre des victoires dont la silhouette généreuse fait penser aux Vénus préhistoriques.

  • Milan

    Avec l'Internet, nous n'aurons bientôt plus dans nos bibliothèques ni encyclopédie ni atlas. Pourtant quel plaisir de s'asseoir dans un fauteuil pour feuilleter un de ces gros livres et y trouver ce qu'on ne cherche pas... Parmi les cartes d'Italie, je m'attarde sur celle de *** et de son territoire. Quel est le nom de la ville ? Je me souviens que paradoxalement il signifie "la cité au milieu des terres". Elle est pourtant presque au bord de la mer, au point où la plaine se resserre entre la chaîne des collines et le rivage. Je ne l'imaginais pas si bas dans la Péninsule. C'est presque une colonie des régions septentrionales, un bastion avancé dans le Sud. D'ailleurs ne dit-on pas là-bas : "la ville appartient à ses habitants mais la campagne est aux Napolitains". D'avion, on devine le plan compact avec la grosse artère un peu courbe héritée du moyen-âge et les tours de brique, clochers, palais et forteresse, qui s'élèvent au-dessus de l'amoncellement des tuiles et des toits. A quelques kilomètres, on voit encore les trois grandes esplanades bétonnées, perdues au milieu des champs, abandonnées, et la croix des avenues qui devaient les joindre. Ici les Fascistes rêvèrent d'édifier une ville nouvelle qui aurait remplacé l'ancienne mais le projet colossal s'est arrêté à ces terrassements et il n'en reste rien qui monte plus haut que les herbes folles qui poussent là.

  • Expiation

    Une averse vient battre les vitres. On roule sur une large voie bordée d’arbres, devant les façades plates de magasins halles ; puis le car tourne dans une rue divergente qui bientôt se transforme en route de campagne. Paysage de collines vertes, d’où on aperçoit l’étendue grise de la Manche ; le guide reprend : c’est  ici que le grand homme, quittant sa patrie, est venu s’installer quand il a voulu se retirer de la vie publique. Il profitait, disait-il, des charmes du pays ; les boissons et la cuisine n’étaient pas les moindres des attraits qu’il subissait. Il est mort ici. Ces derniers instants à ce bout du talus, contre le poteau d’angle, où depuis une plaque est apposée : ce n’est qu’une ardoise collée avec un peu de ciment. Il est tombé ici, l’herbe devait être mouillée comme aujourd’hui. Mais nous ne nous serions pas arrêtés, sans doute, si la propre fille du héros, célèbre écrivain anglais, n’avait transposé toute la scène dans son Expiation (Atonement, ce n’est certes pas un grand livre mais tout le monde l’a eu entre les mains). Le succès a retenti jusque dans ce coin perdu. Le roman, lui aussi, vous le savez, s’achève dans ce décor.  La description qu’il en donne est très soignée ; vous pourrez y chercher à nouveau ce que vous voyez maintenant : ces pierres, ces champs et la mer.

  • Deux îles

    Je suis monté jusqu’à cette terrasse espérant jouir de la vue. Et certes elle commence devant moi comme un beau rivage peint par le Lorrain. Un bois couvre le promontoire ; au sommet seule émerge une énorme bâtisse ronde, couleur  brique. La mer brille au-delà immuable. Mais plus loin les terres s’avèrent incertaines ; elles coulissent comme des panneaux, latéralement des marges vers le centre. Je devine au Sud le long bras de la péninsule de Sorrente ; au Nord, les maisons bariolées de Procida. Ah ! mais le point le plus douteux de cette vision de la baie de Naples, c’est l’île de Capri : est-elle là-bas minuscule, intense et rouge, au ras de l’horizon comme le disque du soleil au moment de se coucher ? Ou bien juste derrière, de même forme, deux fois cornue, mais pâle et immense, s’élevant haut dans le ciel ? Je baisse les yeux : un grand oiseau nocturne s’était posé dans l’herbe ; il vient de s’envoler et ses ailes et sa queue bifide ont formé dans l’air une croix avec, au centre, les grands yeux dardés et le bec qui crie.