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Mémoire d'endormi - Page 4

  • Une représentation de Tannhaüser

    J'assiste à une représentation de Tannhaüser à l'opéra Bastille. Mais je quitte le fauteuil que j'occupe, à côté de deux ou trois amis, pour me promener dans les allées. Au passage je reconnais certains collègues avec qui j'échange ou non des signes de connivence. Je profite de ce que le parterre n'est pas comble pour m'asseoir ici ou là et faire l'expérience des qualités pour l'oeil et l'oreille d'autres situations dans la salle. Mais les places ne sont pas fameuses, quand on pense au prix qu'elles coûtent ! trop latérales, trop renfoncées ou au contraire trop élevées et coincées sous un plafond. Vus d'ici, l'ouverture de scène est réduite à une fente, les surtitres sont invisibles ou minuscules. Mes pérégrinations me laissent peu de temps pour profiter du spectacle ; je comprends cependant que la mise en scène est au moins très moderne, et va jusqu'à se passer par moment de musique, remplacée alors par des dialogues diffusés par haut-parleur. La conception est aussi très marquée politiquement : les appels à la grève tiennent lieu d'appels à la grâce, me dit-on. Je suis maintenant au premier rang, le plateau est barré par un escalier dans le sens de la profondeur. Voici la scène de la Gorge-aux-loups (je me trompe, est-ce alors le Freischütz ?). Le diable apparaît, barbu et grimé. Au moment des saluts les chanteurs montent et descendent, apportant ou recevant des bouquets qu'ils trouvent tout au fond en coulisse ou qu'on leur tend par-dessus la rampe ; il n'y a pas de fosse d'orchestre. Chacun y va alors de ses commentaires : on déplore que les deux interprètes aient des voix si proches qu'on les confonde et, avec elles, les rôles de Vénus et d'Elisabeth, ou bien de Brangäne et d'Isolde. Je suis seul à applaudir ce gros homme qui se déplace lourdement les bras collés au corps. On m'explique : chaque personnage symbolise une oeuvre romanesque ; les jeux de scène et les péripéties rendent compte des vogues intermittentes et de la succession des mouvements littéraires.

  • Parvis piémonts

    Le fleuve et les routes montant vers le Nord empruntent un large sillon entre les collines ocres. Les voies parallèles longent de vastes piémonts stériles. Je vois se dresser ici les monuments célèbres de cette terre. Voici le bas-relief colossal et sa grossière victoire ailée, à tête carrée, arquée comme un cintre. Le temple antique dont il ne reste qu’un massif de colonnes peintes, debout sur des blocs rouges. La forteresse rasée d'où seul surgit le haut donjon crénelé. Ils sont tournés vers le voyageur comme les sentinelles ou les emblèmes des nations qui les édifièrent il y a mille ou deux mille ans pour marquer et exalter leur territoire. Mais ces témoins d’époque révolues ont été si complètement restaurés qu’ils paraissent neufs ; ils ont perdu tout lien avec le pays qui les environne, nettoyés, reconstruits, isolés au centre de parvis modernes et démesurés.

  • Appareillage

    Je parcours l'étage noble de la grande maison. Dans la troisième pièce de façade, j'essaie d'ouvrir la fenêtre, dont les volets sont clos. Un gardien est assis dans un angle, presque caché par l'ombre. Cette fenêtre est condamnée. Il montre la courroie qui retient les battants ; ils iraient sinon donner contre ce meuble délicat, menaceraient ce fétiche très précieux. Suivez-moi : nous traversons l'enfilade jusqu'à la première salle.  Ici la haute croisée et les persiennes sont vite repoussées. Le petit jardin, triangle, domine le rivage ; un grand rocher jaune à tête de clou est planté dans les flots bleu outremer. Le palais en surplomb s'avance loin vers le large comme une étrave. Quelqu'un a renversé une tasse dont le contenu est tombé très en contrebas : je vois le fil de lait renfermé dans les veines du marbre de la mer.

  • Messaline

    Puisque ce jour a lassé Messaline… Puisque ce jour a lassé Messaline… Puisque ce jour a lassé Messaline… Dans le demi-sommeil, je ne parviens pas à me débarrasser d’un vers du Madrigal de Jarry. De temps à autre, le précédent s’intercale : Il est si grand de venir le dernier / Puisque ce jour a lassé Messaline.

  • Un nouvel art de peindre

    Je ne sais pas comment cela est fait. Ce doit être le même procédé que ces tableaux doubles, que vous avez déjà vus sans doute ; l'une et l'autre image ont été découpées et collées en fines lanières verticales sur des baguettes taillées en biseau : selon qu'on regarde de droite ou de gauche, par le côté, on voit la première ou la seconde figure. Ou bien : ces vignettes plastifiées où plusieurs moments successifs sont inscrits, semble-t-il, dans la fibre de l'image ; selon l'angle sous lequel on la regarde, comme on la fait pivoter, l'oiseau s'envole ou le footballeur (ainsi que son nom l'indique) donne un coup de pied dans la balle.   Ici la toile est peinte de façon que deux moments y coexistent. Cependant le mouvement est presque invisible, il apparaît au spectateur immobile face au tableau comme un léger vertige, un flou dont il ne peut deviner s'il est dans son regard ou dans la chose regardée. Le présent est scindé de façon quasi imperceptible en deux moments, passé et avenir, qui tendent l'un vers l'autre dans la vibration de la couleur et de la forme. Quant à la scène représentée, c'est le principe de la "pièce dont on aurait ôté un mur", comme au théâtre. Quelques personnages sont rassemblés debout autour d'une table et de chaises vides, peut-être d'un lit. Elle ressemblerait alors assez à la "Chambre de la malade" de Munch.

  • Sic

    Dormo ancora, o son desto ? J'apprends que Nicolas Hulot a déclaré à Marie-Nicole Lemieux souhaiter que les Québécois et les rattachistes belges puissent prendre part à la prochaine élection présidentielle française.

  • Le grand canal de Londres

    Je regarde l'étendue et l'autre rive et ses peupliers. Ce n'est pas la peine d'attendre ici au bord de l'eau. Passée une certaine heure, le canal est vidé. Un bus remplace le bateau ; il roule sur le fond mis à nu carroyé par les dalles de béton. C'est alors qu'on voit combien la pièce d'eau est plus large que profonde. Mais les canaux secondaires restent pleins ; une écluse barre leur embouchure. La voiture longe la rive. Plus haut dans les rochers, on s'arrête près d'une grande tache de graviers rouges qui est l'embarcadère désaffecté. On découvre à l'horizon, par-delà les arbres, le profil des toits et la forme immanquable du dôme de Saint-Paul.