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Mémoire d'endormi - Page 8

  • Clair de lune

    Notre prochaine étape est au nord, mais je me rends compte que nous avons roulé tout le matin avec le soleil à gauche, vers le sud. Ici, à cet embranchement, la situation peut être redressée.  L’autoroute se divise en une multitude de voies prises dans le nœud compliqué d’un échangeur. En serrant au plus à droite nous rejoindrons le boulevard périphérique qui ramènera dans la bonne direction et nous trouverons notre route en contournant la ville.

    Non : la chaussée nouvelle devient plus étroite. Elle n’a plus qu’une voie (l’autre sens est en contrebas, derrière le talus, et s'écarte). L’asphalte fait place à des tables de béton disjointes. La route traverse une banlieue. Les rues sont en terre, les maisons grises et basses, sans étage. Seul, çà et là, le tronc noir d'un acacia porte sa tête plus haut. Le feuillage tendre, encore neuf, tranche sur la brique et les tuiles couleur cendre. La terre croule sur la chaussée, la route finit en cul-de-sac. Sur le terre-plein une vieille femme debout, sèche et noire, nous a vus mais ne regarde pas. Sa main pend, arrêtée, les doigts écartés et tordus.

    Derrière elle, un enfant court ; ce n’est peut-être que le mouvement du passage qui s'éloigne encore entre deux buttes. Au détour de ce chemin, le temple apparaît à flanc de colline. Rien ne l'annonce, nous ne savions rien de lui. Une rangée de stûpas, reliés par un mur, s'élève à travers la pente. Au-delà d'autres constructions s'étagent dans la nuit et font deviner la taille considérable de l'ensemble alors que le plus haut bâtiment se termine par un dôme. Mais l'extraordinaire de cette vision est le ciel noir et sans astres qui est venu avec elle et la lumière de clair de lune qui l'illumine et cerne d'ombre et fait briller les formes rondes et blanches. (Plus loin nous retrouvons l'agitation de la foule et d'autres monuments ouverts, une cour bordée d'arcades sous un jour indifférent, lointain et bleu).

  • Les Larmes de saint Pierre

    Aujourd’hui, dimanche sans doute, n’est pas jour de culte (la secte n’est pas chrétienne) ; le temple est désert. L’esplanade est entourée d’une grille basse, en fer forgé, aux motifs de fleurs ou d’écriture orientale. Le portillon s’ouvre simplement en soulevant le loquet, il n’y a pas de serrure. Les célébrations ont lieu sous cet auvent. Nous sommes allés nous asseoir parmi les rangées vides. Voici  le livre qui sert aux fidèles dans les cérémonies : Les Larmes de saint Pierre. Tous les exemplaires sont identiques, la couverture uniformément noire, sans titre. D’abord le texte sacré dans la langue originale (l’écriture rappelle le dessin lié de la grille), puis sa traduction.  Il n’y a cependant pas moyen de faire correspondre les deux parties. Une liasse de pages, prise au hasard dans la tranche, ne pourrait contenir (nous dit-on) deux fois, dans l’une et l’autre langue, le même passage. (Quand la visite terminée me laissera tranquille, j’irai voir si le texte français est oui ou non le poème de Malherbe, avec l’espoir d’y retrouver les campagnes peintes du safran que le jour apporte de la mer.)

  • Terre et mer

    La route, suivant la mer, s'écarte de l'alignement des immeubles. Elle cerne  un vaste parc de pelouse, entre la ville et le rivage, bossué comme un champ de dunes. Elle finit à  la pointe par ce groupe de ponces jaunes, amas de blocs et de piliers tournés par des chemins. L'endroit et le minéral sont obscurément liés à  la fondation de la ville. On y vient en foule ramasser des cailloux ou en arracher des parois (car la  superstition veut qu'un fragment pris à  ces pierres porte bonheur : à ce compte,  il n'en restera bientôt plus rien).
    La mer au-delà  finira peut-être aussi par disparaître. Tout le terrain jusqu'aux rochers jaunes a été gagné sur elle. Dans le temps, un bras de mer séparait l'île et la terre-ferme ouvrant la ville en deux. Aujourd'hui, par endroit, il n'y a plus qu'un chenal si étroit entre les façades riveraines que le passage d'un navire le ferme entièrement.
    La transformation se poursuit encore sous la surface ; une véritable cité sous-marine a été creusée dans le détroit, reliant un bord à l'autre.  En se penchant ici, on peut voir ses lumières briller dans l'eau. Sous un plafond de verre, des salles et des galeries, parcourues en tout sens. Une figure noire, petite et seule, escalade un grand escalier triangulaire, montant vers une arche colossale. Des nébulosités s'interposent dans l'épaisseur transparente et flottent sur le spectacle comme des bancs de brume dans l'air.

  • Une vanité

    Un homme et un enfant marchent ensemble dans les marécages. Le père dans une prairie asséchée (ses pas évitent les  bottes de joncs vertes et drues, s’enfoncent dans la mousse grise, font craquer une résille d’herbes sèches) ; le fils en contrebas du talus, le long du fossé plein d’eau noire, sur les galets des berges. La tranchée s’élargit en mare. Les promeneurs la contournent jusqu’à une grosse pierre à demi immergée où ils finissent par grimper. Le rocher est plein de bosses et de creux ; ses cavités profondes s’ouvrent comme des orbites vides.

    C’est bien un crâne géant. Poli à la ressemblance de l’ivoire, il repose dans une crypte habillée de calcaire rouge. Il a été  placé là dans l’Antiquité. Une stèle en marbre témoigne de l’occupation séculaire : les noms anciens y sont gravés, les modernes ont inscrit leur passage à l’encre, qui s’est effacée. On nous fait remarquer une très vieille figure ; dans le dessin, on reconnaît  tout le détail de ce qui faisait l’équipement d’un soldat semi-barbare de ce pays (une Macédoine) ; cette espèce de capuche a pour nom merlin. Aux murs on nous montre encore des tableaux : ce sont des copies (les chefs-d’œuvre ont été enlevés). Mais celui-ci est original : il représente la Vierge assise très haut sur un trône fait de l'empilement de blocs bruns, violets et porphyre ; à ses pieds, debout, des saints en habit d’évêques, coiffés de mitres.

  • Sierra de las calaveras

    La route suit la grande voie de la plaine entre les montagnes au loin : ça va très vite, il n’y a rien à voir ; tout est plat et nu. Seules, devant nous, deux chaînes perpendiculaires se détachent de l’horizon, se rejoignent et viennent barrer le pas. La route s’élève dans les collines en tournant. L’allure ralentit et s’intéresse aux cailloux épars sur la terre sèche, dans la pente des talus ou sous le poing des rochers. Ces pierres-là sont des ossements jaunis, courts et ronds. Têtes de mort qu’on voit sans horreur, curieuses formations géologiques.

  • L'orage

    Le plan de la villa dessine un damier incomplet. Les pièces sans étage sont quelquefois augmentées de terrasses carrées ; elles se raccrochent l'une à l'autre par les coins, reliés au besoin par des allées couvertes. Les constructions, de plain-pied, surplombent la mer. La grande cour est encombrée de tables et de chaises rangées sous un auvent comme à la terrasse d'un café. Le déjeuner est servi ailleurs, sur un balcon qui convient mieux à la taille de notre réunion. Le chat file sous la table ; il reste immobile au fond de la salle devant une porte fermée, plus sensible à l'odeur du poisson qu'à nos appels.

    Il ne pleuvra pas, assure notre hôtesse. Pourtant, depuis l'horizon, des nuages très noirs poussent une pointe vers nous. Un peu plus tard, la violente averse me donne raison.

    L'orage fini, on fait par l'extérieur le tour de la maison.  Derrière, un éboulis de roches dévale jusqu'au rivage. Un saut-de-loup sépare le jardin de la lande. Un minuscule pont-levis permet au sentier de le franchir et de descendre à la mer. Ce n'est qu'une planche grise, relevée par deux chaînettes. Elles brillent dans la bruyère comme, après la pluie, les gouttes d'eau. Elles semblent rouillées ; elles ne servent guère.

  • Timbale, île

    La soprano américaine (blanches et bonnes joues, petit nez, cheveux noirs et très frisés) va nous chanter une version retrouvée des Proses Lyriques. Les musiciens qui l'accompagnent font demi-cercle debout derrière elle. Un coup de timbale. L'instrument est maintenu dans une corbeille de paille tressée de deux couleurs ; portée devant soi par une lanière de cuir passée autour des épaules.

    Cette terre est toute en longueur. Une crête rocheuse parallèle court d'un bout à l'autre, en s'abaissant, et la coupe en deux. Un côté est presque entièrement occupé par la ville, l'autre, plus escarpé, est couvert de bois. Depuis l'extrêmité la plus basse de l'île, on voit à gauche, sous les hauteurs, une rampe monter doucement parmi les feuillages. A l'extrêmité la plus haute, on tourne entre les maisons blanches jusqu'à déboucher sur une terrasse. C'est la direction du large et pourtant c'est par là que l'horizon est le plus encombré d'îles et de rochers.