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Mes bouquins refermés - Page 18

  • Prokofiev, Scriabine

    Concert salle Pleyel.

    (Deuxième concerto de Prokofiev : les tailles sont à rebours ; le pianiste est plus grand que son piano qui déborde l’orchestre (le premier en gros plan, les deux autres éloignés par la perspective fausse, échelonnés derrière.) Dans la fameuse cadence du premier mouvement, le soliste a réduit le monde au mutisme ; il a terrassé son instrument et, de toute son envergure, lui a mis les deux épaules à  terre. Il fouille ses entrailles, le clavier, la caisse et le chaudron des cordes ; il en extrait les blocs sonores qu’il entasse ici et là, sans ordre apparent, cimentés par les grands mouvements alternatifs de ses mains fondatrices. A la toute fin seulement, un travelling arrière révèlera l’énorme construction, l’arche monumentale sous laquelle l’orchestre va passer, sonnant de la trompe.)

  • Un catalogue de bibliothèque

    Left alone, Cincinnatus went to work on the soup, simultaneously leafing through the catalogue. Its nucleus was carefully and attractively printed; amid thre printed text numerous titles were inserted in red ink, in a small but precise hand. It was difficult for someone who was not at specialist to make sense of the catalogue, since the titles were arranged not in alphabetical order, but according to the number of pages in each, with notations as to how many extra sheets (in order to avoid duplication) has been pasted into this or that book.

    (Nabokov, Invitation to a beheading.)

    (Cincinnatus C. vient d’être condamné à mort. Dans l’intervalle, l’administration pénitentiaire met à sa disposition une bibliothèque (une des plus riches du pays, nous dit-on), dont il choisit les livres dans un catalogue. Mais s'y repérer n'est pas facile car les volumes ne sont pas classés alphabétiquement mais en fonction du nombre de pages qu’ils contiennent.
    J’imagine sans preuve que l’ordre choisi est décroissant ; l'amenuisement est semblable à la brutale diminution du nombre des jours que Cincinatus a encore à vivre : d’ailleurs ce compte n’a-t-il pas été identifié fort judicieusement, au début du roman, avec la liasse des pages ultérieures que le lecteur peut à tout moment jauger, dans le livre qu’il tient à la main, évaluant orthogonalement l’étendue qu’il lui reste à parcourir ?)

  • Evasions faciles

    Je relis le Hussard sur le toit

    (Au chapitre 11, la libre chevauchée de Pauline et d’Angelo s’interrompt brutalement quand des soldats embusqués dans un village les entourent ; les deux héros sont appréhendés et conduits, selon les règles de la quarantaine, jusqu’à la petite ville voisine pour y être enfermés dans le lazaret (un ancien château fort occupé par un couvent). La prison est un gros donjon qui s’élève haut au dessus du bourg et où sont tenus à l’écart quelques dizaines de voyageurs attrapés. Les relégués occupent la plate-forme au sommet, sous le toit : un espace sans cloison, largement ouvert sur le vide et les horizons lointains. Si le décor rappelle la tour Farnèse de la Chartreuse de Parme, il n'y a point ici d’ « altitude spirituelle » en proportion avec les « lieux élevés » chers à Stendhal. C’est au contraire un moment de dépression : Pauline, accablée par la promiscuité et la bassesse des autres prisonniers, manque succomber à la même résignation ; or s'abandonner à cette faiblesse morale équivaut à être contaminé par le choléra (sur le plan allégorique où la maladie marche quelquefois). Mais Angelo insensible à la contagion l'emmène ; il a déjà machiné un plan, posé des amorces auprès des soldats, préparé l'évasion... Cependant l'obstacle se dénoue bien plus facilement. Dans la pièce du bas, un verrou saute avec un peu de poudre, la porte cède ; un long boyau, un colimaçon étroit mènent jusqu'au potager des bonnes soeurs : de là, on peut se laisser glisser dans la rue en contrebas. C'est beaucoup du charme du roman : cette désinvolture avec laquelle il traite les conventions du réalisme en littérature. La forteresse patiemment décrite, armée et peuplée s'évanouit comme un mauvais rêve, comme un enchantement dans l'Arioste quand le sortilège est brisé. "L'âme italienne" du Hussard a pris la place de l'anneau de Bradamante, déjouant les mirages de la servitude volontaire, de la peur et de la méchanceté humaines. Pauline et Angelo reprennent leur galop dans le pays ouvert.)

     

  • Tallis, White, Byrd

    Concert dans la chapelle du Château de Versailles.

    (Pour s'en tenir à l’accessoire, l'exorde et l'épilogue  : le concert s'ouvre et se termine sous la forme d'une procession. Le choeur remonte l'allée en chantant pour aller prendre sa place sur l'estrade ;  à la fin, il redescend de même et décampe avec la musique qu'il porte et fait entière lui-même, a cappella (symphonie des adieux où le public se retrouve bêtement tout seul à applaudir dans l'église). A la tête, le chef bat la mesure et marche dignement comme un major devant sa troupe un jour de parade. Sa sortie est néanmoins rendue un peu ridicule par le  bis, que l'ensemble ambulant exécute en un aller-retour maladroit entre la sacristie, au fond du vaisseau, et le vestibule. Quand le chœur défile dans l’allée, son unanimité se débande ; chaque voix s'isole de l'ensemble à mesure qu’elle se rapproche et passe tout près : chacune est un fruit dont on enlève les peaux jusque à ce que le cœur nu et un peu grêle apparaisse, à sa hauteur propre, isolé de ses frères et dépouillé de la gangue d’échos, dont la réunion est la musique. )

  • Strauss, Brahms

    Concert au Théâtre des Champs-Elysées.

    (Also Sprach Zarathustra : passée l’introduction, je ne reconnais plus rien, je renonce à suivre les titres du programme et j’en suis réduit à rêvasser aux ressemblances avec d’autres morceaux du compositeur : semblables non par les thèmes sans doute mais par les tournures et les couleurs. Je crois donc voir passer, dans l’épais ragoût straussien,  quelques images des opéras ultérieurs : danses lourdement anachroniques d’Elektra, monologues méditatifs d’Arabella ou de Capriccio, et leurs intermèdes nocturnes, musiques de métamorphose.)

  • Eléments d'un conte

    Martin Salander de Gottfried Keller.

    (Comment douter qu'il n'ait existé à Zürich dans les années soixante-dix du dix-neuvième siècle une entreprise commerciale, du type de celle de Martin Salander, fondée sur l'importation de denrées exotiques ? et  qu'à la même époque le développement économique et financier de la Suisse ne se soit accompagné de scandales liés à d'inévitables malversations ;  et, encore, que ceux-ci n'aient trouvé un écho particulier dans les débats sur l'organisation politique du pays, alors en pleine évolution, et n'aient servi d'arguments dans les rivalités entre courants politiques nouveaux et anciens ?

    Tout cela trouve sa place dans le roman de Keller mais sa couleur et son charme particuliers viennent d'ailleurs. Ce sont les éléments d'un conte : un père revient d'un long voyage après des années d'absence ; il rencontre un jeune garçon, au bord d'une fontaine, en proie à l'hostilité d'autres enfants mais il ne reconnaît pas son propre fils ; le voyageur est à quelques pas de sa maison et, pourtant, se laisse détourner d'y rentrer avant le soir (il apprend dans l'intervalle que toute la fortune qu'il a acquise dans son exil a été réduite à néant) ; au même moment, la mère de famille n'a plus le sou et ses dernières provisions sont dévorées par ces mêmes jumeaux qui tourmentaient son fils ; elle trouve toutefois dans un tiroir une minuscule pièce d'or aux bords relevés, étrangement semblable à l'écuelle où les nains festoient au moment de quitter leur patrie, selon l'histoire qu'elle vient d'imaginer pour endormir ses enfants. (C’est une figure du conte : un objet impossible, apparu dans le  rêve, est encore là au petit matin et témoigne de la réalité du songe nocturne).  

    Bien des années plus tard, Martin Salander a reconstitué sa richesse ; un soir il marche longuement dans les collines et parvient dans une clairière où une fête bat son plein. Il a la surprise d'y voir ses filles danser avec les jumeaux : comment les distinguent-elles ? l'un a le bord de l'oreille gauche "un peu ourlé comme un morceau de beignet", l'autre "a le lobe droit comme une petite nouille". Un autre soir, le père surprend ses deux filles dans leur jardin auprès de la fontaine : les jumeaux sont à leurs pieds ; il s'interpose mais, dans la confusion qui suit, et avec la pénombre, les deux soeurs ne savent plus lequel est leur fiancé. Cependant les jumeaux parviennent à leur fin, épousent les filles Salander et les emportent, l'une dans une maison bâtie sur une éminence, l'autre dans une combe au milieu des bois. De nouvelles épreuves attendent le patriarche : son faux ami Wohlwend suscite une femme jeune et belle pour le séduire. Salander se promène toute une après-midi avec elle dans la neige, trop troublé pour savoir lui parler. Plus tard, quand l'enchantement sera dissipé, il saura qu'il ne s'agissait que d'un simulacre, Hélène statue suscitée par un mage, et que la belle inconnue a la tête fêlée et les yeux vides. La famille Salander est à nouveau réunie ; l'envoûtement des deux filles a été brisé ; le chapeau de madame Weidelich, mère des jumeaux Isidor et Julian, attribut de leur puissance, est jeté dans le fleuve où peu à peu il prend l'eau et se noie.)

  • Prokofiev, Chostakovitch

    Salle Pleyel.

    (Premier concerto pour violon de Prokofiev. L'oeuvre s'accorde aux impressions que donne généralement la musique de Prokofiev : c'est une création au fond toujours accueillante, de celles qu'on peut apprécier dès le premier abord. Sa séduction, qui peut être à la longue décevante, vient de la succession d'effets et de numéros brillants. Sous les oripeaux modernistes, avec sa raucité et ses pétarades, elle rappelle les fééries anciennes ; elle accompagnerait les prouesses de danseurs ou d'accrobates et la pantomime dans un cirque idéal.)