Me rendormant, je songe qu’il faudrait, à partir d’exemples choisis dans les beaux-arts et la littérature, établir une Anthologie du sommeil facile ; mais je ne peux y réfléchir bien longtemps car la pente est rapide, l’ensevelissement ne me laisse que le temps de remémorer deux sujets de peinture et douter qu’ils remplissent les conditions (quelles sont-elles ?) : l’un, Pierre, Jacques et Jean enveloppés de leurs manteaux et dont les corps paraissent allongés selon le creux d’une barque encalminée dans l’ombre ; et l’autre, les soldats rustauds et sourds au pied du tombeau, que l’assoupissement a culbutés par terre au milieu de leur armes.
Mes bouquins refermés - Page 15
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Une anthologie
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Erwartung
Concert, salle Pleyel.
("Ce conte s'adresse à l'Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même." [Mallarmé, Igitur]. "(...) on dirait que de temps en temps, dans l'histoire de l'Humanité, une idée est introduite, un thème peu à peu essaye de se constituer, qui au cours des années et des siècles recrute de tous les côtés des hommes ou les instruments l'un après l'autre capables de lui donner sa pleine sonorité et d'épuiser son expression. Un de ces thèmes a apparu avec Hamlet (et l'on découvrirait peut-être la première vague exhalation dans le grand Euripide), qui devait attendre deux siècles avant de trouver une atmosphère propre à son développement. Je l'appelerai la sympathie avec la Nuit, la complaisance au malheur, l'amère communion entre les ténèbres et cette infortune d'être un homme. (...) la grande nuit métaphysique, qui est non pas le néant mais le silence de la lumière (...) [Claudel, la Catastrophe d'Igitur]).
(Je me demande si la pièce ne procède pas du duo d'Amour nocturne ; après Tristan et Isolde, il devait sembler impossible à refaire ; il n'est donc resté que la femme, comme après la chose, paraît-il, chez les mantes religieuses, quand la femelle a dévoré le mâle.)
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Gastronomies comparées
A l'hôtel Victoria de Lowestoft (Suffolk, Angleterre), en août 1992, selon Sebald :
Plus tard, dans la grande salle de restaurant où j'étais, ce soir-là, le seul convive, c'est la même personne effarée qui devait prendre ma commande et m'apporter peu après un poisson, sans nul doute enfoui depuis des années dans le congélateur et dont la carapace panée, partiellement carbonisée par le grill, était si coriace que je me trouvai bientôt avec une fourchette aux dents tordues. J'eus effectivement tant de mal à pénétrer à l'intérieur de l'objet, somme toute uniquement constitué de son enveloppe dure, comme cela m'apparut en fin de compte, que mon assiette, après cette opération, offrait un spectacle effroyable. La sauce tartare, que j'avais dû exprimer d'un sachet de plastique, avait pris une teinte grisâtre en se mélangeant à la chapelure noircie, et le poisson proprement dit, ou ce qui devait le représenter, reposait à moitié disloqué sous les petits pois anglais vert pré et les vestiges des chips luisant de graisse.
(Sebald, les Anneaux de Saturne, trad. B Kreiss)
Au temps (et dans le pays) de Pétrarque, selon Cingria :
Les macaronis étaient inconnus à cette époque en Italie. Sans détriment essentiel. L'on y mangeait, comme maintenant, d'exquises choses agrestes et fines : de savoureux poissons bouillis saturés d'huile fruitée ; des herbes tendres, des choux, des fèves ; des petits poulets au goût fort et aux peaux bien grillées ; des petits porcs bien tournés, tenus longtemps au four ; de la vache séchée au vent, de la chèvre séchée au vent (vent marin) ; de la fine chair d'agneau aromatisée et grillée dans les pierres selon l'art jamais perdu des sacrificateurs. Car il y a encore cette poésie. D'autres cuisines plus expertes la méconnaissent.
(Cingria, Pétrarque)
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Les noms et la chose
Myrrha, par tromperie, se glisse dans la couche de son père et, sans être reconnu de lui, dans la pénombre, accomplit sa passion incestueuse.
Peut-être même, prenant prétexte de son âge, lui dit-il : "Ma fille" ; peut-être lui dit-elle : "Mon père", pour que rien, même les noms, ne manque à leur coupable union.
(Les noms parachèvent la chose. Auparavant, dans une scène que Phèdre nous a rendue familière, lorsque Myrrha, pressée par la nourrice, a pour la première fois confessé son amour sacrilège, elle n'a pu aller jusqu'à prononcer le terme familier. "Heureuse ma mère, a-t-elle dit, d'avoir un tel époux" ; et la nourrice elle-même, ayant compris, s'est interrompu avant de prononcer le mot.)
(Ovide, les Métamorphoses, X)
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Prima il colore
Deux oeuvres fascinantes au musée des Eremitani de Padoue : l'Arbre de Cérès abattu par Erysichthon et la Naissance d'Adonis. Les couleurs intenses semblent imprégner les formes aux contours assez libres pour les doter d'une vie plus profonde, grosse d'accords secrets, en harmonie avec les symboles et l'atmosphère étrange des mythes.
Ces deux panneaux de cassone, inspirés par les Métamorphoses d’Ovide, sont attribués au jeune Titien. Ils illustrent, pour l’un, le mythe d’Erysichthon (livre VIII) et, pour l’autre, celui de Myrrha (X). L’inspiration est peut-être indirecte et les divergences de détail avec le texte pourrait s’expliquer par l’emploi, comme modèle, d’illustrations existantes (Voir ces deux gravures vénitiennes contemporaines, de Rusconi (1) et (2) : elles feraient de bons candidats au rôle de maillon intermédiaire entre le poème et les panneaux. La nourrice consolant Myrrha devient un couple amoureux enlacé, qu'on imagine mal être Myrrha et son père. Une dormeuse se substitue à Erysichthon plongé dans le sommeil et que la Faim va saisir.)
1/ Erysichthon, roi de Thessalie, s’attaque à un arbre sacré ; il a tranché la tête d’un serviteur qui a voulu s’y opposer (le corps décapité gît au sol) ; le sang qui jaillit de l'entaille sous la hache ne l’arrête pas ni la voix sortie de l’arbre qui implore et menace (la tête de la dryade est visible en haut du tronc). La punition ne se fait pas attendre et Cérès envoie la Faim châtier Erysichthon (c’est la vieille femme qui approche à gauche). Une avidité insatiable possédera désormais le roi et, après avoir mangé tous ses biens (tel l'incendie qui ravage le hameau à l'horizon), après avoir vendu sa propre fille, il finira par se dévorer lui-même.
2/ Adonis naît de Myrrha changée en arbre. Myrrha brûlait d’une passion incestueuse pour son père, le roi Cyniras. Horrifiée par le sacrilège, elle a voulu mourir mais sa nourrice l’en a dissuadée puis conduite, en dissimulant son identité, jusqu’à la couche du roi. Finalement découverte, Myrrha s’est enfuie mais elle portait en elle le fruit de l’union interdite. A l’approche de la délivrance, elle a imploré les dieux qui l’ont métamorphosée en l’arbre qui porte son nom. Les habitants des campagnes (sont-ce les naïades d'Ovide ?) se réjouissent et favorisent l'enfantement.
Les deux panneaux se répondent et s’opposent : portée par l'arbre, il y a d’un côté une naissance et, de l’autre, une mort ; ici une atmosphère d’idylle (le couple d'amants, les fleurs, les animaux, les heureux assistants) et là un drame (l’incendie, le sang, la silhouette horrible de la Faim, les soldats). Deux figures féminines, solitaires, restent assez mytérieuses : ce pourrait être les deux déesses nommées par le mythe, Cérès et Vénus (Cérès qu'Erysichthon a offensée ; et Vénus qui aimera Adonis et, en le voyant mourir, sera punie, nous dit Ovide, pour la passion funeste qu’elle a inspiré à sa mère ; dans cette dernière interprétation, le nouveau-né est l'égal de la Faim). Ou bien ce sont deux mortelles : Mnestra, fille d’Erysichthon, et Myrrha avant sa métamorphose. La première, je trouve qu'elle ressemble à la Laure de Giorgione, à tout le moins elle semble porter le même manteau. La seconde tresse une couronne de fleurs virginale, telle Eurydice.
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Equilibre
Paysage au champ de blé, de Ruisdael, au musée de Bâle.
(Le paysage isole, à l'intérieur d'une mince écharpe brodée de végétation noire, un champ de blé au premier plan et, à l'horizon, la mer. Alors que le chemin dans les dunes et le ciel variable donnent l'image du mouvement universel, et de l'instabilité des éléments et des hommes, l'invisible fléau du soleil tient en équilibre là-bas l'argent et ici l'or ; et la peinture éternise le jeu précieux de la lumière.)
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Les descendeurs de Bâle
Le fleuve coule rapide et clair dans la ville. Les Bâlois l'été s'y baignent. Ils en remontent le cours, suivant la promenade, puis vont jusqu'à l'eau et, s'avançant sur la grève, lâchent prise pour que le courant les emporte. Le bref voyage les roule en contrebas des vieilles maisons, dessous la cathédrale rouge et par l'arche des ponts (la descente est interrompue un instant seulement quand ils se raccrochent à la poignée de fer d'un flotteur ancré dans le fleuve ; et, alors, l'eau contrariée autour d'eux se met à bruire). Ils ont serré leurs vêtements dans le baluchon du chemineau, qui flotte avec eux comme une bouée (ils gardent ainsi leur habit au sec, dans une toile imperméable, de façon à poursuivre convenablement, plus loin, leur déambulation terrestre). Quand ils reprennent pied en aval, ils peuvent croire qu'ils ont accompli un modeste saut dans le vide (ce vide que le fleuve conserve dans son élan des à-pic et des cimes dont on devine les contreforts en amont). Mais cette eau c'est le temps aussi, qui prend au ventre et lie les membres (il est impossible en nageant de rebrousser chemin, à contre-courant) ; cet autre flot ne cesse pas quand, remontés sur la rive, les corps lentement sèchent au soleil... On voit passer toute une après-midi les descendeurs du Rhin, nageurs sans effort dans la chaude journée, puis on finit par se joindre à eux.