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Mes bouquins refermés - Page 14

  • Un portrait

    Nous retournâmes enfin le 5 de Novembre à Berlin. La duchesse de Saxe-Meinungen, ma grande tante, fille de l'électeur Frédéric-Guillaume y arriva deux jours après nous. Cette princesse étoit veuve de son troisième mari, ayant épousé en premières noces le duc de Courlande, et s'étant remariée après sa mort au Margrave Christian Ernest de Bareith. Elle avait trouvé moyen de ruiner totalement les pays de ces deux princes. On dit qu'elle avait fort aimé à plaire dans sa jeunesse ; il y paraissait encore par ses manières affectées. Elle aurait été excellente actrice pour jouer les rôles de caractère. Sa physionomie rubiconde et sa taille d'une grosseur si monstrueuse qu'elle avait peine à marcher lui donnaient l'air d'un Bacchus femelle. Elle prenait soin d'exposer à la vue deux grosses tétasses flasques et ridées qu'elle fouettait continuellement avec ses mains pour y attirer l'attention. Quoiqu'elle eût soixante ans passés, elle était requinquée comme une jeune personne ; coiffée en cheveux marronnés tout remplis de pompons couleur de rose, qui faisaient la nuance claire de son visage, et si couverte de pierres de couleur qu'on l'eut prise pour l'arc-en-ciel.

    (Mémoires de Wilhelmine, Margrave de Bayreuth)

  • Capriccio

    Capriccio, à l'opéra Garnier.

    (Comment donc finit Capriccio ? Sur le plan de l'allégorie, le dénouement est heureux : la comtesse n'a pas à choisir entre le musicien et le poète, entre les notes et les vers ; elle n'a eu qu'à ouvrir la bouche pour accomplir l'union réussie de la musique et des mots. Seule sur scène, elle chante le beau et fameux monologue conclusif et, dans sa performation, le débat est clos. Le librettiste, le compositeur et l'interprète vivent ensemble et contents. Un aimable ménage à trois s'est arrangé : en voici la célébration et l'enfantement. Malgré la pirouette finale, l'opéra est achevé : effectivement il s'achève. Mais sur le plan de l'intrigue, cela ne va pas si bien ; dans l'univers où Madeleine est amoureuse, souffre et hésite, rien n'est tranché. Il fait nuit, le salon est vide, l'avenir est escamoté. Il ne sera jamais onze heures le lendemain matin, la comtesse n'aura ni Flamand ni Olivier. Tout le monde est parti pour Paris. On entend une dernière fois le gong sinistre interpolé dans le sonnet de Ronsard : la Mort ! Impératrice sans ombre, Ariadne sans Bacchus, Salomé sans la tête de Iokanaan, Arabella sans Mandryka, Maréchale célibataire, la comtesse va-t-elle rester pour toujours à l'état de symbole, dans le suspens qu'il impose ? Alors, avant que le rideau ne se baisse, on voit la chanteuse s'enfuir vers les coulisses, se dépouillant de son costume et de son personnage, tentant d'échapper à la pétrification du signe.)

  • Retour

    Revu les scènes consacrées à saint Jérôme par Carpaccio à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni.

    (Au centre, la Mort de saint Jérôme ordonne le cycle des trois peintures.  Les autres panneaux formant avec elle, l’un et l’autre, une paire : le premier par unité de  lieu (le monastère), le troisième par unité de temps (l’instant de la mort de Jérôme, avec laquelle coïncide la vision de saint Augustin).

    Le corps est étendu au premier plan. Il repose de profil sur une terrasse dallée que des parois ferment aux deux bouts, confondues avec les limites de la représentation. Les moines qui célèbrent le service funèbre se tiennent également dans cet espace en forme de seuil. Derrière eux s’étend la cour du monastère, ouverte sur le désert. Des éléments se font écho d’un espace à l’autre et assurent une transition entre les deux ensembles discontinus : le mât et le palmier là répondent à la croix processionnelle ici ; les couleurs du vêtement des moines s’harmonisent avec celles des collines à l’horizon. Il y a encore ce livre ouvert selon lequel l’abbé ordonne la liturgie. Tout l’espace ultérieur semble sa transposition peinte : le pli de la reliure rejoint les fortes verticales plantées dans la cour ; la page est comme le battant ouvert de la porte de l’enceinte. A la mort du saint succède, pour l’œil, un mouvement d’expansion paisible qui conduit de la dépouille mortelle à l’univers tranquille (L’exhalaison qu’il suggère contraste avec l’agitation et la fuite terrifiées des moines dans la scène précédente – saint Jérôme et le lion – alors que l’apaisement a trouvé là sa première manifestation dans le geste réconfortant du saint.)

    Le confinement de la Vision de saint Augustin s’oppose à cette dilatation de l’espace. Ici, le monde extérieur n’est pas représenté. Un jour surnaturel pénètre une chambre close.  L’illumination est peut-être la répercussion et le retour de ce regard qui, dans le panneau précédent, se propageait librement jusqu’à l’horizon. L’univers n’apparaît que par cette lumière éblouissante qui passe la paroi et, niant l’épaisseur, la rend semblable à un rideau imparfaitement tiré. Les ouvertures sont réduites à des fentes étroites par le raccourci de la perspective. Ici à nouveau c’est l’image transposée d’un livre : non plus ouvert, mal fermé ; l’intérieur n’apparaît obscurément que dans l’entrebâillement des feuilles.)

  • Fer contre fer

    (...) la main de la solitude elle-même s'est dessaisie
    Et me laisse comme le jour où sous la pluie, après votre départ,
    J'ai vu dans un cercle du temps qui n'est pas mesurable 
    Battre, fer contre fer, la petite porte du square.

    (Réda, Hôtel Continental

  • Fleurs et fumée

    Je ne sais plus... Je sors. On nous montre, sous la terrasse, les arbres dans la pente. Là-bas la petite ville se débande dans la campagne et se mélange en descendant avec les parcelles des vergers. Une brume monte dans les branches nues. On nous dit : voici la vapeur des premiers feux de l'automne ; ils brûlent les herbes et les feuilles mortes. Mais des pointes blanches percent le réseau de bois embué. Fleurs et fumée. Je comprends peu à peu la méprise : c'est maintenant une autre saison, non pas les derniers jours de l'été mais le tout début du printemps ; ou ses signes avancés lorsque les amandiers refleurissent, par condensation.

  • Un château en Bohême (bis)

    Lorsque Charles IV, roi de Bohême, s'employa à faire rayonner à nouveau la puissance impériale dont il était investi, il construisit Karlstein. Une chambre aux reliques, incrustée d'or et et de pierres brillantes, tapissée de visages saints, couronne le château de rêves. Ce réceptacle de la Sainte Croix est l'aboutissement mystique des vertus chevaleresques et guerrières qui se déploient dans les basses cours. Au terme d'une ascension vers le ciel, la chapelle dispose un lieu secret, clos, baigné de l'influx des corps des corps saints, et que les remparts successifs protègent contre toute atteinte, pour les rencontres intimes entre l'empereur et le Dieu crucifié dont il se sait le vicaire sur la terre.

    Duby, Le Temps des cathédrales.

  • Un château en Bohême

    Le château de Karlstein, construit par l'empereur Charles IV comme la pétrification d'un rêve, s'ouvre sur les forêts de Bohême. On y pénètre par des cours disposées pour les joutes et pour le rassemblement des meutes. Mais le chemin mène par degrés, selon des voies qui traduisent fidèlement les progrès de l'illumination mystique, jusqu'à la Sainte-Chapelle préparée pour l'empereur seul et pour ses tête-à-tête avec les reliques du Golgotha.

    Duby, Le Temps des cathédrales.