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Mes bouquins refermés - Page 10

  • L'âme

    Que l'on choisisse de rester immobile ou de marcher, l'essentiel n'est pas ce que l'on a devant soi, ce que l'on voit, entend, veut, saisit ou dompte. C'est devant vous un horizon, un demi-cercle ; mais il y a une corde qui réunit les deux extrémités de ce demi-cercle, et le plan de cette corde traverse le monde par le milieu. En avant de vous, visage et mains pointent hors de ce plan ; les sensations et les aspirations accourent à nous devant lui ; et personne ne doute que ce que l'on fait dans cet espace soit toujours raisonnable, ou du moins passionné ; cela signifie que les circonstances extérieures ont une manière de conditionner nos actions que tout le monde peut comprendre, et que, même si nous faisons, sous le coup de la passion, quelque chose d'incompréhensible, cet incompréhensible a encore, en fin de compte, sa manière propre. Mais si parfaitement compréhensibles et pleines que paraissent alors toutes choses, le sentiment obscur n'en demeure pas moins qu'il n'y a là qu'une demi-plénitude, une demi-compréhension. L'équilibre n'y est pas tout à fait, et l'homme avance pour ne pas chanceler, comme le fait un danseur de corde. Comme il avance à travers la vie et laisse derrière soi du vécu, le vécu et ce qui est encore à vivre forment une espèce de cloison, et le cheminement de l'homme finit pas ressembler à celui du ver dans le bois, qui peut y sinuer à son aise et même retourner en arrière, mais n'en laisse pas moins toujours un espace vide derrière lui. C'est à ce sentiment effrayant d'un espace aveugle et amputé derrière tout espace rempli, à cette moitié perpétuellement manquante, même si chaque chose forme un tout, que l'on finit par remarquer ce que l'on appelle l'âme.

    (Musil, l'Homme sans qualités - trad. Jaccottet)

  • Mrs Catherick prend le deuil

    "...Have you come here to tell me (my daughter) is dead?"

    "I have."

    "Why?"

    (...)

    "I came," I said, "because I thought Anne Catherick's mother might have some natural interest in knowing whether she was alive or dead."

    "Just so," said Mrs. Catherick, with additional self-possession. "Had you no other motive?"

    I hesitated.  The right answer to that question was not easy to find at a moment's notice.

    "If you have no other motive," she went on, deliberately taking off her slate-coloured mittens, and rolling them up, "I have only to thank you for your visit, and to say that I will not detain you here any longer. Your information would be more satisfactory if you were willing to explain how you became possessed of it. However, it justifies me, I suppose, in going into mourning. There is not much alteration necessary in my dress, as you see. When I have changed my mittens, I shall be all in black."

    She searched in the pocket of her gown, drew out a pair of black lace mittens, put them on with the stoniest and steadiest composure, and then quietly crossed her hands in her lap.

    (Wilkie Collins, The Woman in White)

  • Un connaisseur

    There he sat, high above his neighbours, smiling, and nodding his great head enjoyingly from time to time.  When the people near him applauded the close of an air (as an English audience in such circumstances always WILL applaud), without the least consideration for the orchestral movement which immediately followed it, he looked round at them with an expression of compassionate remonstrance, and held up one hand with a gesture of polite entreaty.  At the more refined passages of the singing, at the more delicate phases of the music, which passed unapplauded by others, his fat hands, adorned with perfectly-fitting black kid gloves, softly patted each other, in token of the cultivated appreciation of a musical man.  At such times, his oily murmur of approval, "Bravo! Bra-a-a-a!" hummed through the silence, like the purring of a great cat.

    (Wilkie Collins, The Woman in White)

  • "A couple of fine lives"

    I will not finish that sentence till I have made an observation upon the strange state of affairs between the reader and myself, just as things stand at present—an observation never applicable before to any one biographical writer since the creation of the world, but to myself—and I believe, will never hold good to any other, until its final destruction—and therefore, for the very novelty of it alone, it must be worth your worships attending to.

    I am this month one whole year older than I was this time twelve-month; and having got, as you perceive, almost into the middle of my fourth volume—and no farther than to my first day's life—'tis demonstrative that I have three hundred and sixty-four days more life to write just now, than when I first set out; so that instead of advancing, as a common writer, in my work with what I have been doing at it—on the contrary, I am just thrown so many volumes back—was every day of my life to be as busy a day as this—And why not?—and the transactions and opinions of it to take up as much description—And for what reason should they be cut short? as at this rate I should just live 364 times faster than I should write—It must follow, an' please your worships, that the more I write, the more I shall have to write—and consequently, the more your worships read, the more your worships will have to read.

    Will this be good for your worships eyes?

    It will do well for mine; and, was it not that my Opinions will be the death of me, I perceive I shall lead a fine life of it out of this self-same life of mine; or, in other words, shall lead a couple of fine lives together.

    (Sterne, The Life & Opinions of Tristram Shandy, IV, 13)

  • La villa Batteli

    "Il y avait là une chienne qui se nommait Sugarfoot"

    J'ai revu, dans l'exposition intitulée les Macchiaioli au musée de l'Orangerie, la modeste toile de Silvestro Lega, "la Villa Batteli au bord de l'Affrico" ; et la composition et les couleurs un peu fades m'arrêtent à nouveau et je resonge au poème d'Yves Bonnefoy, "Sugarfoot". Aussitôt après quoi, tout fut autre que la minute d'avant. Non décoloré, mais plus transparent, jusqu'à en paraître irréel. Le début d'un récit se propageait en effet comme le feu dans l'épaisseur de l'instant qui n'était jusqu'alors que naïvement vécu ; et du soleil et des ombres, et des visages, des voix ne restait plus qu'une cendre, celle même du souvenir.

    C'était ici, c'était cette villa au crépi jaune. Derrière la maison, Elle cueillait des fleurs dans le talus. Sur le bord de la terrasse, dans des pots en terre cuite qui couvrent toute la longueur à touche-touche, il y avait d'autres fleurs, domestiques et familières. Le soir on les arrose et leur parfum alors pouvait renaître de la terre noire mouillée. Le haut des arbres déborde le mur du jardin. A cette heure, qui semble par anticipation rétrospective, ou bien recréée par le souvenir, le mur court infranchissable jusqu'à l'angle à gauche où le peintre s'est tenu. A droite, s'ouvre le pays avec ses collines et d'autres maisons de campagne, indifférentes celles-là.

  • T/Mosca

    Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement que c'était le comte Mosca, neveu de la Sanseverina, qui allait être fait archevêque.

    En notant à nouveau cette boutade de Stendhal, je songe qu'elle pourait servir pour une étude des étranges transformations qui ont mené (par je ne sais quelles mésaventures) de la Chartreuse de Parme à la Tosca de Puccini. Je ne sais si tous les intermédiaires qui ont concouru à l'existence du livret étaient familiers du roman ; mais quelle bizarre expérience, pour un lecteur, de trouver dans la bouche de la Sanseverina une phrase, presque anodine, que Tosca a rendue fameuse, dans les circonstances les plus dramatiques : "Je n'ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d'un air ingénu ;  quand je me promène dans les bois ; je me rassure par cette pensée; je n'ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr ?" (non feci mai male ad anima viva).

    (Ou bien ailleurs, ce programme pour obtenir la libération de Fabrice : "le nouvel amant désigné par la prudence sera ce juge vendu, cet infâme bourreau, ce Rassi... (...) Quoi ! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D. ! il me ferait évanouir d'horreur en s'approchant de moi, ou plutôt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infâme coeur.")

    D'une oeuvre à l'autre, le château Saint-Ange, travesti en l'imaginaire tour Farnèse de Parme, est redevenu le château Saint-Ange. L'Italie fantasmagorique de la cour d'Ernest Ranuce IV est repassée en Italie, à Rome, et parle à nouveau l'italien. 

    (Autre amusant aller-retour de l'opéra au roman : Il n'est pas de chapitre dans la Chartreuse de Parme qui fasse davantage penser à un morceau d'opéra que celui qui ouvre le le livre second. Il commence par le choeur éploré, puis vindicatif, des gens de la Sanseverina après qu'elle leur a annoncé son départ de Parme comme le prince a fait condamner son neveu. Puis la duchesse force la porte du prince (déconfiture de l'un, triomphe de l'autre) ; puis le ministre Mosca les rejoint (frappé d'étonnement) : comme dans un finale d'opéra bouffe, les entrées s'additionnent et  forment un ensemble (que ponctuent les apparitions comiques du chambellan), chaque personnage monologue in petto, selon son caractère. Ici Rossini semble inspirer Stendhal. Cependant à la fin de cette scène : la duchesse arrache au prince un écrit qu'elle croit salvateur mais qui s'avèrera fatal ; en cela, c'est l'acte 2 de Tosca.)

  • Adieu

    – Adieu, dit-elle.

    Et se retournant après quelques pas :
    – Adieu !

    Je restai en extase ; j'aurais baisé les traces de ses pas... Un de ses bras pendait le long du corps, ses cheveux, brillant aux rayons de la lune, voletaient doucement... mais bientôt c'est à peine si la large avenue et l'ombre épaisse des arbres me laissèrent entrevoir encore les ondulations de sa robe qui blanchissait au loin. Quand je l'eus perdue, je tendis l'oreille, espérant entendre sa voix. Et en m'en allant je me retournais, les bras ouverts, comme pour me consoler, vers l'astre de Vénus : lui aussi avait disparu.

    (Ugo Foscolo, Les Dernières Lettres de Jacopo Ortis, trad. J. Luchaire).