Que l'on choisisse de rester immobile ou de marcher, l'essentiel n'est pas ce que l'on a devant soi, ce que l'on voit, entend, veut, saisit ou dompte. C'est devant vous un horizon, un demi-cercle ; mais il y a une corde qui réunit les deux extrémités de ce demi-cercle, et le plan de cette corde traverse le monde par le milieu. En avant de vous, visage et mains pointent hors de ce plan ; les sensations et les aspirations accourent à nous devant lui ; et personne ne doute que ce que l'on fait dans cet espace soit toujours raisonnable, ou du moins passionné ; cela signifie que les circonstances extérieures ont une manière de conditionner nos actions que tout le monde peut comprendre, et que, même si nous faisons, sous le coup de la passion, quelque chose d'incompréhensible, cet incompréhensible a encore, en fin de compte, sa manière propre. Mais si parfaitement compréhensibles et pleines que paraissent alors toutes choses, le sentiment obscur n'en demeure pas moins qu'il n'y a là qu'une demi-plénitude, une demi-compréhension. L'équilibre n'y est pas tout à fait, et l'homme avance pour ne pas chanceler, comme le fait un danseur de corde. Comme il avance à travers la vie et laisse derrière soi du vécu, le vécu et ce qui est encore à vivre forment une espèce de cloison, et le cheminement de l'homme finit pas ressembler à celui du ver dans le bois, qui peut y sinuer à son aise et même retourner en arrière, mais n'en laisse pas moins toujours un espace vide derrière lui. C'est à ce sentiment effrayant d'un espace aveugle et amputé derrière tout espace rempli, à cette moitié perpétuellement manquante, même si chaque chose forme un tout, que l'on finit par remarquer ce que l'on appelle l'âme.
(Musil, l'Homme sans qualités - trad. Jaccottet)