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Mes bouquins refermés - Page 11

  • Milan, ville chinoise

    Milan est le type de la fourmilière. Telle est donc sa ressemblance aux villes de la Chine ; et ce n'est pas sans raison, j'imagine, qu'elle est l'entrepôt des cocons et le marché de la soie

    (Suarès, Voyages du Condottière)

     

    (Non, Milan n'est pas la plus chinoise des villes d'Europe parce qu'elle serait bruyante et populeuse ; ou parce qu'elle s'étend par anneaux concentriques dans la plaine, chaque addition ceinturée par un circuit de boulevards ; ou parce que, comme Pékin encore, elle n'a pas de fleuve mais des canaux ; ou que le château ducal forme au Nord un vaste quadrilatère vaguement semblable à la Cité interdite (mais percé de toute part) ; ou que la tour du Filarète s'y élève avec les décrochements d'une pagode ; ou que les armes des Visconti et des Sforza portent un dragon (qui engloutit un enfant) ; non, si Milan est indubitablement la plus chinoise des villes d'Europe (oublions les vers à soie), elle l'est à cause de son nom : Milan, Mediolanum, la ville du milieu, comme l'Empire ainsi désigné, et pareillement déterminée par sa position).

  • La montagne et la ville

    La Glockstein, tel est le nom de la montagne (je suis bien aise de m'en être souvenu) : elle a la forme d'une cloche, donc ; énorme et blanche par la neige qui la recouvre presque entièrement, éclatante de givre. La ville n'est pas située immédiatement à son pied mais séparée d'elle par un bras du lac. Il est d'usage de filer la comparaison entre la cathédrale de pierre blanche qui domine la cité et la masse de roches et de glace qui monte à l'arrière-plan. Le buisson des pinacles comme la crête là-haut hérissée d'aiguilles gelées. Mais nous sommes allés plus loin, plus bas sur le rivage : ici un autre édifice clair et rose semble le surgeon de l'église maîtresse. Mais l'influence du gothique manuélin arrondit les pointes des grandes arches ouvertes sur le bleu de l'eau et du ciel. Sous elles, le chemin mène à l'embarcadère où le bateau nous attend.

  • L'Amérique

    The Childhood of Jesus, de Coetzee.

    (Un homme et un enfant, deux émigrants descendus du bateau, commencent une nouvelle vie dans le pays indéfini qui les accueille : ils ont perdu tout souvenir de leur existence antérieure ; on leur a donné un nom, et un âge accordé à leur apparence. Une administration, bénigne, universelle et peu zélée, les aide dans leur installation : trouver un logement, un travail, apprendre la langue du pays, qui est l'espagnol. L'homme répète qu'il n'est pas le père du garçon, il en a pris la charge pendant la traversée, quand le lien s'est rompu, mais il compte bien le rendre à sa mère qu'il trouvera dans ce nouveau monde : il ne l'a jamais vue, il est sûr pourtant de la reconnaître dans l'occasion. Quel est ce pays ? Pour l'homme, c'est un pays d'exil, une Australie ou une Argentine qui le reçoit avec une bienveillance mesurée mais le laisse insatisfait ; tout y advient sans désordre mais, loin de la patrie absente et oubliée, rien n'y atteint à la plénitude : ni la nourriture, ni l'amour, ni la philosophie, ni l'histoire... Seule l'affection qu'il porte à l'enfant échappe à l'affadissement ; elle persiste et croît, même après qu'il l'a confié à la mère que, dans un acte de démiurge, il a élue au hasard d'une rencontre dans les environs de la ville : c'est une femme qu'il voit jouer au tennis à travers la clôture d'un domaine. Dans cet univers sans drame, la seule inquiétude et la seule menace concernent l'enfant ; qu'il disparaisse, que l'homme soit séparé de lui. L'appréhension résonne dans l'étrange variation du Roi des aulnes que le garçon chante :

    Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?
    Er ist der Vater mit seinem Kind;
    Er halt den Knaben in dem Arm,
    Er füttert ihn Zucker , er küsst ihm warm. 

     

    Quel est ce pays ? Sa réalité est rudimentaire. Il fait penser aux limbes, il s'apparente à une vision de l'au-delà. On pourrait croire qu'ici se retrouvent les personnages d'un autre roman de Coetzee, le Maître de Pétersbourg : le père a rejoint dans la mort son fils mort (qui n'est pas tout-à-fait son fils). Cependant une autre vie commence : une vie d'aventures naît peu à peu hors de l'engourdissement et le roman s'achève par une échappée dans une espèce d'Amérique, semblable à celle qui se dresse à l'arrière-plan du livre de  Kafka.)

  • Webernismes

    C'est que les compositions d'Auersberger ne sont nullement ignorées, pensais-je maintenant dans le fauteuil à oreilles, le successeur de Webern, Auersberger, n'est nullement méconnu, pensais-je, c'est au contraire à tout moment que l'on chante, souffle, pince quelque chose de lui (il est là pour y veiller !), à tout moment que l'on bat ou gratte quelque chose de lui, tantôt à Bâle, tantôt à Zurich, tantôt à Londres, tantôt à Klagenfurt (il est là pour y veiller !), ici un duo, là un trio, ici un choral de quatre minutes, là un opéra de douze minutes, là-bas une cantate de de trois minutes, ici un opéra de quelques secondes, là un lied d'une minute, ici une aria de deux, là de quatre minutes ; tantôt il s'est assuré les soins d'interprètes anglais, tantôt français, tantôt italiens, tantôt c'est un violoniste polonais qui le joue, tantôt c'est un portugais, tantôt la clarinettiste est chilienne, tantôt elle est italienne. A peine a-t-il débarqué dans une ville qu'il pense déjà à la suivante, comme je le pense, notre infatigable successeur de Webern, notre grand voyageur et trotte-menu Auersberger, notre infatigable copieur de Webern et de Grafen, notre écrivailleur de musique snob et chic venu de Styrie. Tout comme Bruckner est insupportablement monumental, Webern est insupportablement chétif, mais encore cent fois plus chétif que le chétif Anton von Webern, tel est notre Auersberger (...)

    (Bernhard, Des Arbres à abattre, trad. B Kreiss) 

     

    (PS : quelqu'un sait-il qui est le mystérieux Grafen ?)

  • La gazette du temps de Caligula

    Le golfe de Baja et sa colline en demi-amphithéâtre, si renommée chez les Romains pour être le plus voluptueux endroit de l’Italie, est comme ces vieilles beautés qui, sur un visage tout ruiné, laissent encore deviner, à travers leurs rides, les traces de leurs plus anciens agréments ; ce n’est plus qu’une colline pleine de bois et de masures, qui se mirent dans une mer toujours claire et calme. (…)

    A bon compte, il était nuit noire quand nous quittâmes notre chaloupe à Pozzuoli, et montâmes dans nos chaises pour retourner à Naples, fatigués et recrus si on le fut jamais ; d’ailleurs extrêmement satisfaits de notre journée. Cependant, pour ne pas faire le charlatan avec vous, je dois vous avouer que tous les grands plaisirs que j’avais goûtés étaient beaucoup plus en idée qu’en réalité ; une bonne partie des articles mentionnés dans cette mienne fidèle relation seraient un peu plats pour quelqu’un qui ne lirait pas la gazette du temps de Caligula ; mais aussi ils sont délicieux par réminiscence, et tirent un agrément infini des gens qui n’y sont plus.

    (Le président de Brosses, Lettres familières écrites d'Italie)

  • Navires

    Une histoire intéressante, de James Tissot au musée de Melbourne.

    (Le Tissot est présenté dans une salle qui reproduit l'accrochage serré des galeries d'autrefois, où les oeuvres sont placées les unes contre les autres sur plusieurs rangs jusqu'au plafond, utilisant au mieux tout l'espace disponible, perdant en lisibilité ce qu'elles gagnent en profusion. Le petit tableau arrête cependant le regard. Est-ce à cause de son sujet ? Un homme, qui porte l'habit rouge du militaire anglais, est largement penché sur une carte étalée devant lui ; assises à la même table, deux femmes très apprêtées et très coiffées s'ennuient, s'impatientent ou rient en silence et prêtent fort peu d'attention au point géographique que désigne leur commensal. J'ignore si la scène correspond à une anecdote déterminée mais elle rappelle vaguement Tristram Shandy et les démêlés de l'oncle Toby avec la veuve Wadman. Comme on sait, quand celle-ci demande à celui-là l'endroit exact où il a été blessé au siège de Namur, l'ancien officier feint de ne pas comprendre et, sans spécifier les organes qui ont pu alors être endommagés, au bas-ventre (d'où les inquiétudes de la veuve qui songe au remariage), fait apporter un plan de la ville et de ses fortifications afin d'indiquer avec précision le lieu où il reçut le malheureux coup. Mais il y a deux femmes ici, et non pas une... Les figures ont les défauts des personnages des scènes de genre : elles font davantage penser à des acteurs en costume employés à la réalisation d'un tableau vivant qu'à des êtres réels. Le peintre a habilement construit l'aire où s'inscrit la scène, qu'il ménage entre le coude relevé du militaire et le renflement du bow-window. Mais la fascination naît véritablement à l'arrière-plan, de la cloison amplement vitrée et du paysage qui s'étend au-delà : on voit le bassin d'un port où sont ancrés de hauts voiliers avec au fond le quai opposé, bordé de maisons. Il y a une étrange équivalence entre la paroi transparente et ce qu'on devine derrière : entre la croix des mâts et les croisées des fenêtres, entre les voiles resserrées contre les vergues et les stores relevés. Qu'on le veuille ou non, l'analogie formelle finit par contaminer insidieusement la pièce, en-deçà, à travers le cristal lumineux de l'espace : les deux femmes suggèrent deux grands navires sous les voiles, dédaigneux de l'eau étale qui les porte, et le militaire la flamme rouge qui flotte à l'artimon. Ou bien, d'une autre façon, le procédé qui fait correspondre par le jeu des analogies le paysage à l'arrière-plan et la paroi interposée est également à l'oeuvre dans la scène d'intérieur : ici le noir et blanc des toilettes concorde avec les couleurs identiques de la carte. L'homme pointe un doigt sur le papier ; sans la substitution, il porterait la main sur l'une ou l'autre de ses compagnes : de même le peintre avec son pinceau a campé ses modèles. Qu'une surface plane résonne avec un espace ou un volume et voilà que le tableau devient une allégorie de la peinture. )

  • L'Or du Rhin

    Reprise de l'Anneau du Nibelung à l'opéra Bastille.

    (Je suis presque convaincu, après cette représentation, que la figure principale de l'Or du Rhin est Loge ; j'ai également envie de croire que la constatation ne s'applique pas seulement au prologue mais est valable pour l'ensemble de la tétralogie, quand bien même le personnage n'apparaît plus sur la scène sous forme "humaine" après ce premier épisode et ne se présente dans la suite du drame que sous l'apparence purement orchestrale d'un motif (et d'un accessoire théâtral, certes majeur, le feu). L'événement primordial est le vol de l'or par Alberich (via la "Renonciation à l'amour") mais  c'est à Loge qu'il revient, à la scène suivante, de transformer l'événement en récit et d'en faire la matière qui servira à tisser l'intrigue (tel l'auteur et le compositeur) : il commence l'enchevêtrement des causes et des effets dont les lointaines conséquences se trouveront à la fin du Crépuscule des Dieux (Loge paraît aux commencements et retentit dans les dénouements). 

    La mise en scène a fait des filles du Rhin trois entraîneuses en habits provocants, couleur chair. Quand Alberich, parce qu'il les a dédaignées, parvient à s'emparer de l'or, les trois nixes se dépouillent de leur seconde peau et l'abandonnent sur la scène. Loge, lorsqu'il fait le récit de cet épisode à la scène suivante, se drape dans un de ces costumes délaissés : belle idée de mise en scène qui d'une part souligne le lien crucial entre l'événement et le récit ; d'autre part, exprime par le travestissement le caractère artificieux de Loge ; enfin, me semble-t-il, renvoie, de façon très cohérente pour la compréhension du personnage, au modèle mythique de Loge : le dieu Loki, et à la faculté que celui-ci possède de changer de sexe.)