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Mes bouquins refermés - Page 12

  • Pelléas et Mélisande

    A l'opéra de Nice.

    (Je trouve qu’une mise en scène "réaliste", comme dans cette production, convient particulièrement bien à la représentation de Pelléas et Mélisande : la scène peut être une grande maison, percée de fenêtres qui donnent sur une campagne ou sur la mer ; les accessoires sont empruntés au quotidien le plus banal ; le jeu des acteurs chanteurs n’a rien d’exotique ou d’étrange ; leurs paroles ne sont pas des oracles ou des sentences tombées du ciel (je n’ai jamais entendu une Mélisande aussi lucide :  quand elle parle, elle sait exactement ce qu’il lui arrive à défaut de maîtriser ce qui est plus fort qu’elle). Malgré son étiquette de drame symboliste ou de fable moyenâgeuse, la pièce de Maeterlinck me fait toujours l’impression d’être le relevé assez fidèle de la vie d’une famille de la bonne société gantoise au dix-neuvième siècle. A quelques excentricités près du décor et de l’intrigue, elle donne ainsi, par extension, l’image des mœurs domestiques de la bourgeoisie de tous les temps et de tous les lieux. Des phrases toute faites sont prises, mot à mot, à son discours de résignation et de respect des usages, tel que les anciens le dispensent généreusement aux enfants ou aux jeunes gens ; il est toujours préférable d’attendre, il faut être sage et patient, il ne faut pas négliger sa famille, la vie n’est pas faite que d’amusements. Arkel à Pelléas : Il faudrait attendre cependant… Pourras-tu choisir entre le père et l’ami ? Geneviève à Mélisande : Mais on s’y fait si vite. Il y a quarante ans, il y a près de quarante ans que je vis ici. Golaud à Mélisande : On ne peut pas pleurer pour ces choses… La joie, on n’en a pas tous les jours… Et puis, l’année prochaine…Golaud à Pelléas : Je sais bien ce sont là jeux d’enfants… mais vous êtes plus âgé qu’elle, il vous suffira de vous l’avoir dit, etc. Nos deux héros se collettent avec cet enfermement patriarcal ; ils s’aiment et, fatalement, ils meurent mais la musique (et tout ce qu’elle porte d’émotions, de rêve et de sensations) supplée à leur défaite.)

  • Finisterre

    Je ne veux pas même en imagination croire à la géomancie ni employer l'épithète rebattu de magique pour qualifier le site du château de Pena. Mais il y a dans la position de cette demeure royale, d’ailleurs fort  bourgeoise,  une image qui me hante et qui donne un charme particulier à son air et à sa lumière. La réalité touche ici au rêve autant que l’autorisent les dures nécessités de l’urbanisation de la banlieue de Lisbonne.

    La route (et avec elle, le pays habité) mène, par l’Est, jusqu’au pied des collines de Sintra et on pourrait croire qu’elle ne va guère plus loin ; avec l’exception de ce maigre surgeon tordu, derrière la petite ville, qui monte en lacets jusqu’aux hauteurs où se dresse le château. Les voyageurs, à la dernière étape de leur pèlerinage, ont sans doute préféré passer la nuit en bas avant de grimper au petit matin à la dernière plate-forme. Ils ont déposé leur bagage d'expérience et de souvenirs dans les chambres du faux cloître, déjà encombrées de bibelots et de photographies anciennes... (Des grosses femmes emplumées et serrées dans des robes brillantes ; des hommes moustachus en uniforme). Il est midi. De la terrasse du château, la vue est bornée au Nord et au Sud par les sommets mais, à l’Ouest, ils découvrent pour la première fois le pays ultérieur, au pied des collines : c’est un vaste promontoire couvert de forêts où ne se devinent ni routes ni habitations. Ils savent néanmoins qu’il existe un réseau invisible de sentes qui s’entrecroisent sous les arbres. L’un de ces chemins commence au fond du parc par une petite porte dans le mur de clôture ; une allée secondaire y mène, en bas du vallon remplis de fougères arborescentes (Semblables aux fossiles d’une époque antédiluvienne, ces essences sont comme l’emblème de l’étrangeté des lieux, redoublant leur éloignement apparent dans le temps et dans l’espace). S'ils le voulaient, les visiteurs pourraient emprunter ce chemin, sans risque de se perdre, en suivant la pente. Après moins d’une journée de marche, par des sentiers qui diminuent et finissent envahis par l'herbe, ils auraient traversé l'étendue ; leurs pas s'embrouilleraient dans le sable alors qu'ils entendraient grossir une rumeur, leurs yeux verraient à la fin le rideau de la végétation s’éclaircir et se dérober, et briller derrière lui les feux du rivage au seuil de l'espace ouvert. Mais s'attardant ici, ils se contentent de regarder au loin l’écume, les vagues silencieuse et, à mesure que l’après-midi avance, l'éclat plus éblouissant du soleil reflété (qui finit par abolir, dans la réalité, les détails triviaux qui contredisent ces imaginations). Les voyageurs parvenus au terme du voyage contemplent l’océan vide de tout vaisseau et, en deçà, sans y descendre, la marge ultime et déserte de l’empire qui tourne le dos à la mer.

  • Vieilles photos

    C'est un jardin public, encombré de terrasses, de balustrades et de chaises, sous des monuments commémoratifs. Nous nous retrouvons ici trente ans après, apportant de vieilles photos. Les enfants d'alors sont des adultes maintenant et les parents ont l'âge d'être grands-parents. Avec un appareil photo, nous nous prêtons au jeu des comparaisons, reprenant la pose dans les mêmes lieux et rejouant les images du passé ainsi que des tableaux vivants : on s'asseoit sur les socles, on réarrange les chaises, on s'échelonne dans les marches comme autrefois.  Chacun a repris la place qu'il occupait mais les corps, les tailles et le costume ont changé. Les traits conservent plus ou moins de ressemblance. Nous mêlons ensuite les deux séries de photos. La lumière d'aujourd'hui est pâle et grise, celle d'alors était jaune, les ombres plus profondes et brunes. Quand on les regarde longtemps, les clichés anciens s'animent : quelqu'un a parlé, le bras retombe, le rire qu'on lisait sur les lèvres éclate, trois pas en avant mènent jusqu'au pied de l'escalier. (Comment cela est-il possible ? Est-ce parce que les gestes que la pose arrêtait sont restés emprisonnés dans l'image, à l'état latent, prêts à se dérouler à la première occasion ? ou bien qu'à un point dans le temps ne peut succéder toujours que la même série d'événements, comme l'eau coule selon la plus grande pente ?)

  • Lohengrin

    Lohengrin, à Milan.

    (Je ne me souvenais guère qu'il y avait tant de fanfares et de marches dans Lohengrin : ça corne, ça processionne et, plusieurs fois, l'espace resserré du théâtre vibre sous le boutoir de l'orchestre...

    Ainsi les trompettes vont et viennent dans le décor et grimpent même, au troisième acte, à droite et à gauche dans la salle pour sonner plus haut ; elles exposent alors le plus grand contraste entre l'héroïsme qu'elles clament et la vérité du dénouement : le chevalier ne s'en va pas t-en guerre et divorce d'avec la princesse. Le roi Henri, dont elles forment ici à peu près tout l'appareil (pas d'étendards, pas de cortège), ne triomphe pas : il se tient alors dans les marges d'un plateau envahi par la psyché d'Elsa, avec le décor de marécage, roseaux et étangs, où la jeune femme autrefois a perdu son frère.

    La ferblanterie musicale, héroïque et moyenâgeuse, ne constitue effectivement qu'une écorce criarde et le coeur de l'opéra s'avère d'un matériau tout autre, fait d'événements intérieurs et de hantises étouffées. Il faut entendre affleurer cette substance obscure dans l'extraordinaire nocturne qui ouvre le deuxième acte. Le metteur en scène a choisi d'y faire paraître Lohengrin, qui est donc présent aux débuts du conciliabule d'Ortrud et de Telramund. Le héros aux pieds nus tressaille et semble avoir peur des cuivres qui jouent en coulisse ; il s'approche jusqu'à presque les toucher du couple mauvais mais ne peut les rejoindre pas plus qu'il ne peut entendre le secret qui sonne à l'orchestre. Son apparition à l'acte précédent est le contraire d'une entrée de théâtre : tremblant, recroquevillé sur le sol ; il chante pour lui-même d'une voix absolument bouleversante Nun sei bedankt, mein lieber Schwan. 

    Par divers artifices, la figure de Lohengrin se confond jusqu'au malaise avec l'apparition du frère disparu d'Elsa. Le héros est un enfant, il joue avec sa fiancée comme avec une soeur. C'est elle l'aînée, elle est la plus grande et a la voix la plus puissante. Dans les ensembles et les scènes de foule, sa présence est la plus forte, quand bien même elle vacille. Elle est la grande instigatrice du drame jusqu'au point où on doute que Lohengrin ne soit qu'un fantôme né de son imagination. Sur leur relation, la question interdite, le nom secret, pèse jusqu'à la rupture comme la prohibition de l'inceste.)

  • Alarme

    Une alarme dans la nuit. Elle se répète, versatile, adverse aux trente-deux quarts de l'horizon. Elle est faite de toutes les ambulances ou de toutes les gendarmeries du monde, qu'on a compilées pour immobile ouvrir un chemin ou désarmé repousser une attaque. Puis l'aube vient. Un oiseau imite la sirène, qui a cessé, et son cri va s'adjoindre au chant général. 

  • Conseils littéraires

    Avant d'oublier, peut-être définitivement, Paris ne finit jamais d'Enrique Vila-Matas, notons ici (on ne sait jamais, ça pourrait servir) les instructions à un romancier débutant que Marguerite Duras aurait données en 1974 au jeune littérateur espagnol :

    1. Problèmes de structure. 2. Unité et harmonie. 3. Thème et histoire. 4. Le facteur temps. 5. Effets textuels. 6. Vraisemblance. 7. Technique narrative. 8. Personnages. 9. Dialogues. 10. Cadres. 11. Style. 12. Expérience. 13. Registre linguistique.

  • La Chine

    (Par Vila-Matas et son Paris ne finit jamais, je lis l'article de Roland Barthes "Alors, la Chine ?", paru dans Le Monde du 24 mai 1974,  qui rend compte du séjour dans le pays "avec le groupe Tel Quel". C'est un petit chef-d'oeuvre d'incongruité ; ce pourrait être la relation écrite par le professeur Tournesol à son retour de Bordurie. Le passage sur le thé et la campagne semble avoir été recopié de Bouvard et Pécuchet ou été composé en vue de son inclusion dans le Dictionnaire de la bêtise.)

    Hormis ses palais anciens, ses affiches, ses ballets d'enfants et son Premier Mai, la Chine n'est pas coloriée. La campagne (du moins celle que nous avons vue, qui n'est pas celle de l'ancienne peinture) est plate ; aucun objet historique ne la rompt (ni clochers, ni manoirs) ; au loin, deux buffles gris, un tracteur, des champs réguliers, mais asymétriques, un groupe de travailleurs en bleu, c'est tout. Le reste, à l'infini, est beige (teinté de rose) ou vert tendre (le blé, le riz) ; parfois, mais toujours pâles, des nappes de colza jaune ou de cette fleur mauve qui sert, paraît-il, d'entrais. Nul dépaysement.

    Le thé vert est fade ; servi en toute occasion, renouvelé régulièrement (etc.)