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Mes bouquins refermés - Page 9

  • "Voyez-vous"

    Au sortir d'une lecture de Kahn chez Leconte de Lisle, Mallarmé disait à Heredia : "Voyez-vous, tout cela c'est bien, mais, depuis la grande déviation homérique, il n'y a que moi qui ai su ce que c'était que la Poésie. Seulement, je suis un infirme. Mais Shakespeare, Hugo... ce sont des exceptions brillantes."

    (Henri de Régnier, Les Cahiers)

  • Peu de mémoire

    J'ai composé, tout en me promenant, bien des phrases parfaites dont je ne me rappelle pas un mot, une fois rentré chez moi. La poésie ineffable de ces phrases vient-elle tout entière de cela qu'elles ont été, ou bien, en partie, de n'avoir jamais été ?

    (Pessoa, Le Livre de l'Intranquillité, trad. F Laye)

  • Visite-minute

    Il y eut la mode pour les femmes de carnets où on fixait, à l'un des angles, une montre minuscule. Les visiteurs la tenaient au bout de leurs doigts et la surveillaient des yeux, et le temps de leur station mondaine était réglé par la marche des aiguilles. Elles avaient l'air de faire des visites comme on fait cuire un œuf à la coque. 

    (Henri de Régnier, Les Cahiers)

  • "Ayez pitié des pauvres écritures."

    En Chine, où l'on a le respect de l'écriture, où le caractère est sacré, je pense, par un religieux prestige de ce qu'il est la pensée humaine, on érige au bord des routes des fours de porcelaine où est écrit : "Ayez pitié des pauvres écritures." Et les passants y jettent les lambeaux ramassés, auxquels, de temps à autre, quand ils sont accumulés, une main met le feu.

    (Henri de Régnier, Les Cahiers)

  • Limite-des-deux-mondes

    Une légende chinoise raconte qu'un ministre des Empereurs Han, s'étant égaré un jour dans les montagnes au milieu d'un épais brouillard, se trouva en présence d'une stèle ruinée sur laquelle il parvint avec peine à déchiffrer cette inscription : Limite-des-deux-mondes. Ce n'est pas le brouillard qui manque à Amsterdam, ni ce mélange au sein d'un méandre de canaux de l'illusion avec la réalité, de l'habitation et de la perspective, ni ce portrait que livre de toutes choses une nappe attentive dont nous ne quittons jamais le bord, ce doublement qu'elle réalise de tout et ce fantôme en qui elle nous transforme aussitôt quand nous nous penchons sur elle. Limite des deux mondes ! ne la retrouvons-nous pas à un niveau différent dans les musées sous le lustre furtif de la glace et du vernis quand nous confrontons notre actualité précaire à ces effigies que l'art a immobilisées pour nous à la fenêtre du passé ? Comme ils sont réels ! comme ils tiennent bien la pose ! comme ils collent à leur propre continuité.

    (Claudel, Introduction à la peinture hollandaise)

  • "En gagnant les hauteurs"

    Au début des grandes vacances, peu de temps avant la distribution des prix, ma mère, quittant le village où elle enseignait depuis dix ans, avait été nommée au poste de Blamont. Nous ne possédions pas beaucoup de meubles : le déménagement fut vite fait. Nous quittions un village de la plaine pour un village de la montagne, et j'en étais heureux. Blamont est le dernier village d'une étroite vallée qui mène, entre des montagnes toutes recouvertes de forêts, vers le col le plus élevé de nos vieilles montagnes. Le camion de notre déménagement, où j'étais assis à côté du chauffeur, traversa les cinq villages de la vallée, longea les sapinières obscures et la petite rivière brillant sous les noisetiers. Des scieries marchaient çà et là ; je voyais au passage la scie monter et descendre, jetant son éclair d'acier dans l'ombre du hangar. A l'entrée de Blamont la route s'élève davantage ; c'est la pente du col qui commence, les maisons du village s'entassant au bas de la montagne que la route gravit en longues courbes. 

    (...Ma) chambre donnait derrière la maison, sur le jardin de l'école, puis sur les prés, dont la pente rejoignait la lisière de la forêt. (...) Assis devant la fenêtre ouverte, l'odeur de la montagne et la rumeur continuelle du vent sur les forêts venaient à moi. J'imaginais les hautes clairières, je voyais errer l'ombre des nuages sur le flanc des montagnes éclatant de soleil ; j'étais heureux et je pensais à toute sorte de choses.

    (Des jours voire des semaines plus tard ; pendant les préparatifs de la fête du village :)

    (...) je sortis par le portillon du jardin et m'en allai dans la montagne.

                                                             ***

    A mesure que je m'élevais, l'éclat du mois de juillet me semblait augmenter sur la vallée, comme si j'avais mesuré la grandeur de l'été ainsi qu'on mesure l'étendue d'un pays en gagnant les hauteurs. A l'horizon le ciel était d'un bleu presque effacé, blanchi par la chaleur, les forêts dormaient, le vent n'en tirait que de rares soupirs qui mouraient vite : les roches suspendues au flanc des ravins semblaient dormir aussi, comme des fronts tournés vers le soleil. J'apercevais le village au fond de l'entonnoir des prairies, les maisons groupées sur le tournant de la route, le cloche et la petite place ; je voyais distinctement le toit du bal, les baraques, et des vitres de voitures qui scintillaient ; ce devait être les cars qui arrivaient pour la fête, montant des autres villages de la vallée.

    (Henri Thomas, le Précepteur).

  • Le sentiment du présent

    (Ulrich répond à Diotime :)

    "Je ne sais pas moi-même. Je ne sais même pas exactement ce que j'entends par là. Nous surestimons infiniment ce qui est présent, le sentiment du présent, ce qui est là ; je veux dire la façon dont nous sommes là, vous et moi, dans cette vallée, comme si on nous avait déposés au fond d'une corbeille et que le couvercle de l'instant nous fût retombé dessus. Nous surestimons cela. Nous nous le rappellerons. Dans une année d'ici, peut-être serons-nous encore capables de décrire comment nous nous sommes trouvés là. Mais ce qui nous émeut vraiment, moi du moins (je parle prudemment, et ne cherche aucune explication ni aucun nom à cela), s'oppose toujours d'une certaine manière à cette sorte d'expérience. Le présent l'évince, et ce n'est pas ainsi que ce qui m'émeut peut devenir présent."

    (Musil, l'Homme sans qualités - trad. Jaccottet)