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Mes bouquins refermés - Page 17

  • Altitudes du temps

    A mesure que l'avion s'élève, le temps ralentit, le pays survolé s'éternise.  Les villes sont vides ; entre elles, les routes tirent des lignes, tracent des boucles mais l’étendue reste sans parcours. L’érosion infinie a rendu la terre aussi plane que la mer. Dans l’estuaire étale, la lente décantation du sable a tissé un merveilleux voile, avec des gradations infimes des profondeurs à la lumière ; des volutes marquent à chaque pile du pont la trace des courants morts. Sur le rivage, toutes les éoliennes font relâche, le ressac s’avère chose peinte ; des accents blancs et brefs ponctuent les eaux ocellées et immobiles (chaque œil était une vague). L’avion descend, les pales se remettent à tourner, les vaguelettes dansent, les trafics se dénouent, un chien court dans l'herbe, un cycliste suspend son effort, coule un regard le long de sa jambe et jette un coup d’œil en arrière. – La cheminée d’usine formait avec sa fumée un seul corps stable, mi tubulure mi coton. Et la lourde péniche appuyée dans l'eau, enfoncée dans sa glu, fixait à son pied le sillage négatif, inerte comme une ombre.

  • La Représentation de l'âme et du corps

    D'Emilio de' Cavalieri, à la Cité de la musique.

    (L’orchestre, les chœurs et les acteurs sont disposés autour du chef  en arcs concentriques qui s’étagent dans la profondeur ; les  instruments d’époque donnent à cet arrangement un peu de l’apparence des chœurs célestes comme ils se laissent voir, sur leurs nuages, dans les tableaux des maîtres anciens. Mais la beauté de la représentation cache la relative misère de la musique et du livret. La subtilité sonore des timbres et des voix contraste avec la pauvreté du fond ; et tient lieu d’une mise en scène opulente par ses décors, ses costumes et ses machines que le canevas trivial aurait rendue nécessaire. A un certain moment, l’âme interroge le ciel à propos du salut ; lorsque l’écho, certes joliment chanté par les anges, fait les réponses en répétant la fin de ses questions, je suppose que le trait d’humour est involontaire et qu’il ne s’agit pas de dénoncer la  supercherie du catéchisme représenté).

  • Evasion factice

    Toujours l'Invitation au supplice de Nabokov.

    (Depuis plusieurs jours, ou nuits, le condamné à mort entend un bruit de sape dans les profondeurs de la forteresse. Il met longtemps à en identifier la provenance ; la besogne est clandestine et s'interrompt à l'arrivée du gardien. Mais, au plus silencieux de la nuit, Cincinnatus parvient à communiquer, en frappant contre le mur, avec les mystérieux travailleurs. Bientôt il ne peut douter que l'on creuse vers lui et qu'un ami inconnu s'emploie à venir à son secours. Les bruits redoublent : enfin la paroi cède ; hors des gravats surgissent M'sieur Pierre et, à sa suite, le directeur de la prison, hilare. M'sieur Pierre n'est autre que le prisonnier qui occupe la cellule d'à côté, il est du dernier particulier avec les autorités, et ses visites importunes ne sont pas le moindre des tourments infligés à Cincinnatus. M'sieur Pierre se réjouit du nouveau chemin établi entre les deux cachots et n'a de cesse que Cincinnatus l'emprunte à son tour. Le tunnel est plein d'embranchements et de culs-de-sac ; au retour de la visite, Cincinnatus (il est seul, cette fois) s'égare dans ce labyrinthe ; il rampe à l'aveuglette ; et finit pas deviner une lumière : il progresse vers elle et débouche dans une grotte qui ouvre dans la pente au pied de la citadelle.

    Il est libre !            

    (Dans mon souvenir (le plus marquant de ma première lecture), les pages qui suivent cet éblouissement faisaient tout un chapitre. Non : ce ne sont que deux paragraphes, brefs autant que le cri de la Lulu de Berg O Freiheit ! Aussitôt après, une petite fille surgit d'un buisson, prend Cincinnatus par la main et le ramène dans la prison.))

  • Mozart, Bruckner

    Concert salle Pleyel.

    (L’Adagio de la Septième est joué avec une certaine lenteur ; elle laisse, à chaque retour, les tubas Wagner longtemps monter et imprégner les lointains de leur couleur, où marche le souvenir du convoi funèbre de Siegfried. Mais le plus beau, encore une fois, c’est, après la grande vague du climax (couronnée d’un coup de cymbales et de la sonnerie du triangle, un peu d’écume), quand le flot se retire, la vaste clairière lumineuse, augurale et vide (le chef bat la mesure comme l’aruspice dessine le templum dans le ciel.) )

  • AXE

    (Le supplice qui attend Cincinnatus C. est la décapitation. Le prisonnier reçoit la visite de sa famille. Son beau-frère n’est pas la moitié d’un homme d’esprit : )

    "Take the word ‘anxiety’," Cincinnatus’s brother-in-law, the wit, was saying to him. “Now take away the word ‘tiny’, Eh ? Comes out funny, doesn’t it ? Yes, friend, you’ve really got yourself into a mess. In truth, what made you do such a thing ?"

    (Nabokov, Invitation to a beheading).

  • Claudel, selon Auden

    Auden, In Memory of WB Yeats

    (... Time)

    Worships language and forgives
    Everyone by whom it lives;
    Pardons cowardice, conceit,
    Lays its honours at their feet.

    Time that with this strange excuse
    Pardoned Kipling and his views,
    And will pardon Paul Claudel,
    Pardons him for writing well.

  • Trouvailles d’archéologue

    Couvrant ici les ornières et là-bas les îles, une végétation folle passe la rive du fleuve. Nous arrivons, sur la Loire, en vue de l’abbaye de G***. Le printemps vient buter contre les murs de l’église. Hautes parois aveugles, en brique. Peu savent que l’abside trilobée est bien plus ancienne que l’époque romane,  qu’elle remonte à l’antiquité tardive. L’abbatiale s’est installée dans les murs d’une basilique ; la tour au-delà est tout ce qu’il reste du palais impérial. Ces monuments, sans commune mesure avec l’importance du village, rendent compte de son passé de métropole romaine. Voyez aussi les statues du porche : leur style dit « tubulaire » est typique du Bas-Empire ; les membres du personnage trônant ne se différencient guère des montants du siège où il est assis ; une table taillée en bas-relief est posée sur ses cuisses et cache entièrement le haut du corps : ici la Croix du nouveau culte et des instruments de la Passion, la lance et les clous. Les archéologues ont remontés au sommet du clocher des fragments de son couronnement d’origine : ils ont remplacé la structure manquante par une coiffe de fil de fer qui laisse voir la toiture d’ardoise ; ils ont fixé au treillis les ornements qu’ils ont mis au jour. Les sculptures ne semblent pas plus épaisses que des plaques d’ivoire et faites de cette matière même ; elles  figurent des guirlandes de fruits, entre des victoires dont la silhouette généreuse fait penser aux Vénus préhistoriques.