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Mes bouquins refermés - Page 22

  • Dernier instant

    La chasse d'Ascagne, de Claude Lorrain (Ashmolean Museum) :  dans l'exposition "Le Paysage enchanté", au musée Staedler.

    (A gauche Ascagne a engagé la flèche et tendu l’arc. Sur l'autre bord, le cerf apprivoisé s’est tourné vers lui. Le trait éteindra ce regard, annulant la distance qui sépare la proie du chasseur. Le peintre a par son art patiemment établi cette ouverture. Il a composé le paysage, qu'il a traversé lentement comme ces voyageurs que l’on voit là-bas franchir le fleuve sur un pont. Son travail l’a mené de ce sommet à l'horizon, couvert de neige couleur de la toile vierge, par cet estuaire incertain, jusqu’au drame du premier plan. Il s'est approché au plus près de cette limite qu'il ne peut pas atteindre. Le levain de l’aube blanchit le ciel et sa clarté imprègne les feuillages, semble suspendre leur pesanteur et rendre plus légers les arbres qui s’allongent. Mais, au moment où le coup partira et blessera mortellement la bête, le premier rayon du soleil redonnera au monde son poids et ses proportions, et sera fatal à son inachèvement.)

  • La Flûte enchantée

    A l'opéra de Francfort.


    (Particulièrement aimé l’interprète de Pamina : elle chante son Ach, ich fühl’s avec grand calme, lentement, soignant l’articulation, laissant se déployer les phrases sans les presser… on dirait qu’elle prend alors le temps de reconnaître son insupportable douleur et de constater avec une gravité qui engage tout son être que le bonheur est à jamais enfui, que sa vie est perdue.)

  • Effusion

    Vierge, dite de Lucques, par Van Eyck, au musée Staedel de Francfort.

    (Dans le sens de la profondeur, le trône où la Vierge est assise occupe presque toute la largeur de la pièce étroite, pareille au renfoncement d’une chapelle ; la mère tient l’enfant sur son giron, dans l’ouverture du riche manteau rouge qui la couvre; plus bas l’étoffe retombe sans que les plis laissent voir la forme du corps, comme sur le devant d’un autel – nous dit-on.

    Sur les parois latérales, des renfoncements symétriques : ils sont aveugles d’un côté ; de l’autre un vitrage en culs de bouteille laisse passer la lumière. Les récipients rangés dans la niche opposée (un bassin de cuivre, une carafe en verre) semblent la recueillir. Selon le même axe transversal, mais dans le sens inverse de l’éclairage (le principe s’écoule de la droite vers la gauche), la mère allaite son enfant.

    La tendre effusion est cachée en ce point où se joignent les lèvres et le sein de profil. Mais elle trouve un équivalent dans toute la surface de l’œuvre : la peinture y accomplit une autre lactation, adorable pour l’œil, faisant rayonner doucement sous la lumière la soie, les métaux, les pierres précieuses et les chairs, les matières transparentes ou opaques.) 

  • Don Giovanni (3)

    Don Giovanni, à l'opéra Bastille.

    (« L’air du champagne » prend une toute autre résonance de la pantomime qui le précède : Don Giovanni ouvre une fenêtre de la tour de bureaux qu’il hante et se penche au-dessus du vide. Ainsi dans les écoles de cinéma, on démontre la puissance du montage en faisant voir comment une scène change de sens selon qu’on y ajoute le plan rapproché d’un visage effaré par la terreur. Ici l’air est transformé encore par la rage qui s’empare du personnage et qu’y met le chanteur : elle le conduit de ce seuil où il a fait demi-tour jusqu’aux lèvres de Leporello – qu’il embrasse. Même hiatus dans le finale du premier acte entre la situation représentée, où personne ne danse, et la lettre du livret : mais il est pleinement en accord avec la mise en musique elle-même et son atmosphère de fête affreuse et ratée où le rythme guilleret des pas contredit la duplicité des uns et des autres, leurs apartés et l’orage près de s’abattre.)

  • Tissu d'or

    [...] Léonard a bouleversé la conception du dessin préparatoire et donc de l'invention formelle [aussi] en opérant ce qu'Ernst Gombrich a appelé "un divorce entre le motif et la signification" au terme duquel certaines "images" persisteraient dans son oeuvre et recevraient des noms différents selon le contexte où elles sont utilisées. [...]

    [Ce peut être] une configuration ponctuelle qui revient, en ayant presque l'air d'être un attribut du personnage auquel elle correspond. C'est le cas du pan de tissu doré qui orne la robe de Marie : présent, au niveau du ventre, dès L'Annonciation des Offices, il se retrouve, transformé et décentré, quelques années plus tard dans La Madone à l'oeillet, puis encore autrement, dans les deux versions de La Vierge aux rochers. On serait tenté de lui chercher une valeur iconographique particulière, liée par exemple à la notion de Diva Matrix. Mais celle-ci risquerait fort d'être arbitraire, car si ce tissu d'or a un sens, celui-ci a dû être conçu de façon très personnelle par Léonard.

    (Arasse, Léonard de Vinci)

  • Le voile noir

    Pline rapportait surtout qu'une des inventions inimitables du grand Apelle, le maître incontesté de la "grâce", résidait dans le voile d'atramentum (ou noir) qu'il passait sur le tableau achevé : atténuant l'éclat des couleurs même de près, ce voile, de loin, "donnait, sans que l'on s'en aperçût, un ton plus sombre aux couleurs trop éclatantes". Il se pourrait que la comparaison de Léonard et d'Apelle ait été plus qu'un simple lieu commun et qu'il ait, lui-même, conçu comme un "programme d'action" consistant à tenter de réinventer la science antique de la peinture, en en recréant les attitudes et la technique.

    (Arasse, Léonard de Vinci)

  • Deux îles

    Je suis monté jusqu’à cette terrasse espérant jouir de la vue. Et certes elle commence devant moi comme un beau rivage peint par le Lorrain. Un bois couvre le promontoire ; au sommet seule émerge une énorme bâtisse ronde, couleur  brique. La mer brille au-delà immuable. Mais plus loin les terres s’avèrent incertaines ; elles coulissent comme des panneaux, latéralement des marges vers le centre. Je devine au Sud le long bras de la péninsule de Sorrente ; au Nord, les maisons bariolées de Procida. Ah ! mais le point le plus douteux de cette vision de la baie de Naples, c’est l’île de Capri : est-elle là-bas minuscule, intense et rouge, au ras de l’horizon comme le disque du soleil au moment de se coucher ? Ou bien juste derrière, de même forme, deux fois cornue, mais pâle et immense, s’élevant haut dans le ciel ? Je baisse les yeux : un grand oiseau nocturne s’était posé dans l’herbe ; il vient de s’envoler et ses ailes et sa queue bifide ont formé dans l’air une croix avec, au centre, les grands yeux dardés et le bec qui crie.