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Mes bouquins refermés - Page 23

  • Absent et plein d'encre

    Au début – cinq, six villages – c’est un train de rentrée d’écoles. Le compartiment et les autres sont pleins de collégiens aux forts roulants accents, qui arrachent des branches, s’assomment, se pilent, s’écrasent. Les sacs volent. « Il faudrait, dit le conducteur (qui les aime), les chloroformer pendant le trajet. »
    Un à un, ils descendent. C’est chaque fois un imperturbable village. A la fin, il n’y en a plus que deux : ils sont moins gais ; plus qu’un : il est absent et plein d’encre.
    Il reste, le temps encore de deux villages, puis il descend.

    (Cingria, Bois sec Bois vert, "Recensement")

  • Berg, Brahms, Debussy, Strauss

    Récital à la salle Pleyel.

    Das ist des Frühlings traurige Lust !

    (Le récital se termine (avant la récréation des bis) par le Frühlingsfeier de Heine mis en musique par Richard Strauss. Alors, tout en faisant mine d’arranger ses mains en porte-voix, se tournant vers le public, successivement aux trois points cardinaux de la salle Pleyel (le quatrième à l’arrière-scène est resté vide), la chanteuse répète le cri antique et neuf de toute éternité, propre à réveiller tous les cadavres, qu’ils soient vieux de trois jours ou de trois mille ans : Adonis ! Adonis !  )

  • Lumière palladienne

    The transcendent feature of Palladio's church interiors is a light that penetrates every corner with its warmth – a light as unique and as Venetian as that created on canvas by his contemporaries Titian and Veronese. It is produced partly by the large number and size of windows, by the orientation of the plan toward the path of the sun and by the dominance of the church over surrounding buildings; but above all, it is the nature of the reflecting surface that endows it with a special cast of humanity, even of sensuality, and differentiates it from the austere effects of equally well-lit late Gothic interiors.

    Whatever is not architecture in these churches is set apart in niches and panels; no sculpture or painted ornament invades the surfaces of walls, vaults or domes. Those surfaces, and most of the half columns, pilasters, and entablatures, except for the parts requiring detailed carving, are stucco over brick, and must perforce be painted. Palladio could control in this way the colour and quality as well as the quantity of light. The matt stucco surfaces reflect the light candidly, and unevenly enough to reveal the human touch, as brush-strokes do in a painting (...) Actually, Palladio's interiors were closer to the spirit of contemporary Venetian painting than if they had been decorated ; both architecture and painting created artificial theatres for the play of natural light.

    (J. S. Ackerman, Palladio)

  • King Arthur

    Purcell à la Cité de la Musique.

    ("L'air du froid" a connu une telle carrière hors de son divertissement natal et, par la métamorphose, atteint le stade du tube planétaire qu'on a peine à le reconnaître quand on le retrouve, à sa juste place, selon la proportion et l'esprit de l'oeuvre originale : sonnant alors comme les grommellements d'un ours mal réveillé, au lieu du vouloir-mourir "d'une âme fatiguée des luttes de la vie". )

  • Pelléas et Mélisande

    A l'Opéra Bastille.

    (La scène de la tour est une somptueuse évocation de la nuit d’été, il fait chaud, la fenêtre est ouverte, les corps s’illimitent dans les ténèbres tièdes. Autour de ce pivot, de cette belle saison symbolique et réelle, est-il imaginable de considérer que l’action de la pièce se déroule à peu près sur un an ? La rencontre de Golaud et de Mélisande aurait lieu à l’automne ("la nuit sera très noire et très froide"). Six mois plus tard (à supposer que les noces ont lieu le lendemain de cette première nuit), le couple arrive à Allemonde ("cela fait six mois que je l’ai épousée"). C’est le printemps ("Voyez, j’ai les mains pleins de fleurs", mais les tempêtes d’équinoxe menacent encore "le navire aura mauvaise mer cette nuit"). Peu après, une merveilleuse lumière d’avril illumine la Fontaine des aveugles ("J’ai vu le ciel pour la première fois ce matin"). Les scènes amoureuses entre Pelléas et Mélisande deviennent de plus en plus sensuelles, la série suit une courbe ascendante (la Fontaine, la Grotte, la Tour) puis, passé ce sommet, comme pour l’année, commence le déclin ("le dernier soir" : "j’ai entendu craquer les feuilles mortes"). C’est à ce point que les deux amants se confessent leur amour ; ils le découvrent déjà vieux et paré de son commencement ("On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps", "on a brisé la glace avec des fers rougis"). La suite est précipitée par la mort de Pelléas. Mélisande s’éteint au début de la mauvaise saison ("c’est l’hiver qui commence")  ; sa fille vient de naître, Golaud avait évoqué la maternité de sa femme quelques mois plus tôt.)

  • Tristan und Isolde

    Au Théâtre des Champs-Elysées.

    (L'orchestre souffle comme un boeuf. Veut-il pousser les chanteurs par dessus la rampe ? Non ils restent là, frappés comme des mouches sur une vitre... Tintamarre : on croirait que la nef des deux amants vient de se fracasser contre les fanfares récifs de Cornouailles ; et l’œuvre a fait naufrage. Le roi Marke lève les yeux pour la première fois, après la surprise, sur Isolde infidèle : que lui est-il donc arrivé, à cette "musique sublime" ? Le fatras de l’épave gît sur la scène comme des accessoires de théâtre après la représentation. On se dit que la torche pourra resservir pour allumer le bûcher de Brünnhilde (l’invocation à l’amour y est incluse), l’arme de Melot pour équiper Klingsor. Dans la carène béante, on pourrait encore introduire des scènes entières d'autres opéras de Wagner : à Kareol, Parsifal débarquera du bateau et ses soins seront plus efficaces ; Wotan aura fait ses adieux à Isolde à la fin du deuxième acte et, au troisième, tous sauteront dans le feu, les fautes des uns et des autres ayant été pardonnées ou rachetées adéquatement.) 

  • Didone abbandonata

    Didone abbandonata de Hasse à l’opéra de Versailles.

    Cadrà fra poco in cenere
    il tuo nascente impero,
    e ignota al passeggiero
    Cartagine sarà.
    Se a te del mio perdono
    meno è la morte acerba,
    non meriti, superba, 
    soccorso né pietà.


    (Le dernier air d’Iarba, qui précède immédiatement le monologue final de Didon, remporte un beau succès au point que le public en oublie le da capo et applaudit intempestivement. Didon, abandonnée par Enée, cernée par l’incendie de Carthage, vient de repousser une dernière fois le roi maure, préférant la mort à l’union qu’il lui propose.  Iarba lui prédit la fin de son empire mais l’air lui-même, l’expression et le timbre du chanteur jurent avec la situation dramatique : ce ne sont pas les reproches et la rage d’un roi orgueilleux et avide ; c’est une prophétie détachée de l’heure qui pourrait être redite par un enfant ou par un ange. Elle signale gracieusement que le temps coule sans effort, la mort et l’oubli qu’il apporte sont pour lui choses légères, sa musique s’élève à proportion que les entreprises humaines sombrent. )