Les cartons de Raphaël (il s'agit, comme on sait, de modèles pour des tapisseries commandées par le pape et destinées à la Chapelle Sixtine) ont été transférés au dix-neuvième siècle du château de Hampton Court au Victoria & Albert Museum. Les panneaux sont présentés dans une très grande salle ; des soucis de conservation imposent une lumière assez basse ; des vitres protègent le papier en y apposant des reflets. En l'état, il est bien plus difficile d'en apprécier les détails qu'on ne peut le faire, par exemple, sur des reproductions. Dans la Remise des clés, la subtilité du paysage est invérifiable, dérobée. C'est peut-être la pénombre qui accroît le poids des figures et rend plus sourdes et plus intenses les couleurs, sous le verre : je pense à la Pêche miraculeuse, à l'emphase des gestes, au bleu profond du lac comme le plomb qui semble charger le filet des pêcheurs. Telle qu'elle apparaît, leur manière s'éloigne de la clarté et de la grâce d'autres oeuvres de Raphaël (comme les Stanze du Vatican), favorisant la puissance, voulant, nous dit-on, rivaliser avec la couleur et les corps des peintures de Michel-Ange (qu'elles devaient côtoyer). (Mais c'est plutôt les fresques de Masaccio que rappelle la Prédication de Saint Paul, ses groupes de figures massives, l'autorité donnée au personnage prééminent qui, par son attitude, ouvre et ordonne l'espace, commande le mouvement et définit la perspective.)
Mes bouquins refermés - Page 95
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ombres
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dôme
On nous fait entrer mais, au premier palier de l'escalier intérieur, je me retrouve dehors : la maison est retournée comme un gant et ses pièces se déploient à ciel ouvert. C'est une île, une arche au-dessus de la ville, un dôme surbaissé où l'on marche. Elle est couronnée d'arcs et de pinacles ; elle fait penser à un chef d'oeuvre d'orfèvre ou de ferronnerie agrandi aux dimensions d'un palais ; les frises, les corniches, les parois sont en fer. Côte à côte, le gigantesque et le minuscule. (Je me penche ; tout à l'heure j'arracherai pour la mettre dans ma poche un détail d'une guirlande : une figurine en train de se desceller). Il y a une ou plusieurs cloches énormes en contrebas, vers le bord de la terrasse. Le battant, extérieur, vole dans les airs, risque d'assommer les visiteurs. Sa course, suspendue je ne sais où, tourne des boucles, vient heurter le métal. Un seul coup fait trembler les fondations. Tout l'édifice retentit. J'ai dans la main l'osselet que j'ai ramassé. Le petit ornement est l'image d'un nouveau-né, couché, qui tend les bras, comme l'Enfant dans la Crèche. (Mais l'enfant, cela est assuré, représente Dionysos).
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Ariodante
Au Théâtre des Champs-Elysées.
Je suis sûr d'avoir assisté une fois déjà à une représentation d'Ariodante (en 2001 ?) et pourtant j'avais oublié Scherza infida, le grand air du rôle-titre (justement célèbre, qui justifierait à lui seul qu'on fasse entendre l'oeuvre).
Les actes se terminent par des ballets (pas fameux, sans doute, comparés à ceux-là) ; les choeurs interviennent sans laisser grand souvenir ; mais ce sont les airs qui font la matière de l'opéra. Au deuxième acte, le malheur frappe et renverse le joie initiale : la voix du méchant jubile dans sa noirceur (Si l'inganno sortisce felice), le coeur manque à l'héroïne sans qu'elle sache encore pourquoi (Mi palpita il core). Dupé par l'infâme Polinesso, Ariodante croit que Ginevra le trompe ; il veut se tuer, on l'empêche ; il chante (car après que le récitatif a réalisé brièvement quelques manipulations dramatiques, la durée s'ouvre pour que se déploie, dans un air, le résultat de l'opération sur l'âme ou le caractère du personnage) et :
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes
Il fait nuit ; la pénombre a rendu possible la mystification, est-ce une illusion de croire qu'elle parvient aussi, alors, à fondre la noire ironie et la plaintive tristesse, le désespoir et la douceur, les élancements et les larmes ?
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Haydn, Stifter
Je note aujourd'hui seulement quelque chose qui m'a frappé cet été à Lausanne : que le premier mouvement de la symphonie dite des "Adieux" de Haydn me rappelait le Nachsommer de Stifter, à la fois la mélancolie et la transparence de l'air en automne. (Ph Jaccottet - Observations II).
Pas moyen de l'écouter ce soir; le morceaun'estpas mêmedans la radio Haydn de Zvezdoliki.(Pour moi, l'ai-je déjà dit ? c'est à la musique de Bruckner que sont associés la prose monotone, grandiose et presque naïve de Stifter, ses vastes paysages et la lumière d'arrière-été qui les envahit parfois : mélancolie, transparence de l'air mais aussi royauté d'automne, tardive et mesurée, après les épreuves terminées, quand les tentures carminées se relèvent sur les maisons.)
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U
Au cinéma, Pushover de Richard Quine.
Le bâtiment (lieu principal de l'intrigue) a la forme d'un U (le plan apparaît quelquefois, punaisé au mur). C'est donc depuis un appartement situé dans le même immeuble, au même étage, que les policiers épient les fenêtres de la femme qu'ils surveillent. Les guetteurs et l'appât risquent à tout moment de se croiser dans les couloirs ou l'ascenseur (ce qui, soit dit en passant, rend passablement absurde le fait qu'on demande au même policier de surveiller et de séduire la dame). Les dernières nuits tout se resserre autour de ce dispositif (la planque, l'appartement d'en face, celui de la voisine, les couloirs, les escaliers de service, la terrasse de l'immeuble, les voitures garées en bas), à l'exception de quelques plages presque vides de filature quand la femme s'absente et roule longuement dans la ville (Kim Novak comme dans Vertigo ?). Le héros malheureux (le policier qui trahit) a beau connaître toutes les cases, il ne réussit pas à sortir du piège décrit : victime de faibles décalages, pris à l'endroit où il ne devait pas être, absent quand il fallait être là, vu quand il se voulait invisible. L'accumulation des hasards le condamnent progressivement, irrémédiablement à mourir : abattu en pleine rue ("comme un chien") sous le regard de la femme qu'il aime, qui ne dit mot.
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Printemps
C'est le printemps des "Îles Lofoten". La terre en désordre est encore moitié couverte de plaques de neige, selon les hasards du relief qui ne connaît ni plaines ni fortes pentes. Le reste est à découvert et montre les pelouses de l'an passé ou le sol dégelé et noir. A l'horizon l'archipel est fait de terres de toutes les tailles sans que nulle part n'apparaisse la pleine mer. Dans ce paysage de nature, une usine immense se dresse seule au bord de l'eau, surmontée de deux tours cheminées bleuies par l'éloignement. Un peuple, comme des touristes jamais en repos, parcourt les routes tout en montées et en descentes. Ils débarquent de véhicules divers, rembarquent. Ils s'avancent sur les chemins qui vont au rivage. Une jetée en bois rejoint comme un rayon le centre d'un cratère que remplit un lac sombre. Ils se croisent sans s'arrêter ni dévier. Ils ne se regroupent pas, ils ne se suivent pas. Comme eux, les saisons, les époques. C'est un jardin d'enfance, une poignée de groseilles. Une bouche happe les fruits, que la langue presse et fait éclater. Ne reste de la grappe, dans la main, que l'armature solide et légère.
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Katerina Ismaïlova
L'humanité se perd dans la bêtise mécanique (l'emballement des marches, le halètement aigrelet de la convoitise, le dandinement vulgaire de Boris qui réclame champignons et galettes de sarrasin), dans les ritournelles parodiques (les chants de séduction de Sergueï), stridentes, stériles. Mais il en est autrement quand le drame finit, sur la route du bagne ; les prisonniers marchent dans la plaine immense. C'est la conclusion et l'image des vies qu'ils ont menées : la lente étendue semblable au long ennui, la souffrance comme l'écrasante pesanteur des corps, la mort sordide, toute proche, au bord du chemin. La musique comprend ce monotone accablement qui sourd au plus bas des cordes et des cuivres. Quand Katia aime, le lourd courant se charge d'amour ; ainsi dans l'interlude retentissant entre les quatrième et cinquième tableaux. La joie y est une pierre pesante, comme le choeur des noces de Katia et de Sergueï (où pourtant la mariée est belle comme le soleil). Mais caché dans le chant ployé, il y a sans doute le meilleur de l'être, une eau du fond de l'eau, épurée, mystérieuse, amie avec le soir ou le lac aux eaux noires.