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Mes bouquins refermés - Page 92

  • Prix et salaires

    Au cinéma, Still life de Jia Zhang-ke.

    Quelques ordres de grandeur :
    - le personnage principal, loin de chez lui, arrive dans la ville de Fengjie en amont du barrage des Trois-gorges. Il a pour toute indication une vieille adresse ; une moto-taxi l'emmène et s'arrête au-dessus du lac de retenue, pour rien : la rue est depuis longtemps submergée (prix de la course : 3 yuans)
    - l'homme veut se loger : on l'emmène chez un vieillard avec qui il négocie une chambre (loyer : moins de 1,5 yuan par jour)
    - pour continuer ses recherches, il a besoin de gagner de quoi vivre. Il s'embauche comme ouvrier dans les chantiers de démolition. Sur les façades, des chiffres peints indiquent le futur niveau des eaux. En deçà les immeubles sont démolis à la masse (salaire journalier : 50 yuans). Chez lui, l'homme travaillait dans les mines : un travail bien plus dangereux mais mieux payé (200 yuans)
    - on comprend que l'homme est à la recherche de sa femme. Elle l'a quitté il y a seize ans retournant dans sa famille juste après la naissance de leur fille. A l'époque, l'homme avait "fait venir" une épouse pour 3000 yuans. Il finit par la retrouver au service d'un chef de clan ; qui propose de la lui rendre en échange du réglement d'une dette de 30 000 yuans.

    (Et, avec ces détails, une contrée extraordinaire : le site du barrage, lieu du passé englouti et des métamorphoses ; où se rejoignent mythes de la Chine d'hier (les grands projets maoïstes) et la frénésie économique contemporaine).

  • L'Affaire Makropoulos

    A l'Opéra Bastille.

    C'est le finale qui emporte le morceau : car, pendant les deux premiers actes, on est souvent perdu ; l'intrigue est bien embrouillée : qui est cette femme qui vient régler des affaires de famille vieille de deux siècles et passe d'homme en homme ? la mise en scène néglige de caractériser les personnages (à l'exception du rôle principal, Elina Makropoulos alias Emilia Marty alias Eileen MacGregor, etc. associé notamment, à l'image, à Marilyn Monroe ou à Bette Davis dans All about eve, ou Gloria Swanson dans Sunset Boulevard ) ; la partition semble alterner des extraits de la Sinfonietta ou du quatuor Lettres intimes sans qu'on repère (à la première écoute) le sens. Enfin la cantatrice prend la parole, révèle son secret, donne son âge (un peu plus de trois cents ans) et crie sa lassitude et son dégoût de cette immortalité magique : la force et la plénitude de la musique alors contredisent, ou plutôt complètent, son monologue ; la vie, disent-elles, ne vaut que parce qu'elle va s'interrompre. Elina choisit de mourir.

  • Mahler

    Au Théâtre des Champs-Elysées. La neuvième Symphonie de Mahler, à nouveau.

    (On fera une fois encore le voyage. Un battement, d'un pied sur l'autre, lance la marche. Le pas bâtit le chemin ; le coup de rame fait naître l'eau ; partir souffle ; aller trace un sillage. Les remous se propagent de part et d'autre et vont scintiller loin. Le feuillage des rives tremble. La route creuse l'espace. Le pays s'étage : s'entassent dans le reflet arbres, prairies, collines, étés, mémoire, ciels... alors que, comme on rentre en soi, se retournant, l'eau noire sourdement battue, aveugle, bouchée de toute part, dresse à l'envers ses profondeurs vides.)

  • Cité Trévise

    Il parlait avec un léger accent parisien - celui de la cité d'Hauteville et de la rue des Petits-Hôtels et aussi de la Cité Trévise, là où on entend le murmure de la fontaine dans le silence.
    (Modiano - Un pedigree)

    (Dans l'annuaire périmé, les anciens noms demeurent, sans visage et sans voix. Rues et places, elles, sont toujours là : on peut aller les vérifier ; on entendra la fontaine de la Cité Trévise).

  • Praxitèle

    L'exposition commence par un socle vide : le sculpteur y a mis sa signature et c'est peut-être là le seul témoignage de sa main que tout le monde s'accorde à reconnaître. Elle se termine par un satyre de bronze, trouvé dans une épave au large de la Sicile : corps arqué, tête rejetée en arrière, yeux blancs de l'extase. Entre les deux termes du parcours sont rassemblées des statues hypothétiquement imitées ou inspirées des originaux. Elles me rappellent (faute d'attention sans doute) l'ennui que peuvent instiller les collections d'antiquités classiques quand l'exaltation du nom ou l'étrangeté manquent : sans vie et sans grâce, peuple monotone de marbre encombré de copies, pastiches et rafistolages produit inlassablement par les ateliers pour le décor des palais, des jardins et des stades.

  • L'allegro, il penseroso ed il moderato

    A l'Opéra Garnier.

    Voilà un spectacle qui présumait de mes forces : il fallait découvrir l'ode de Haendel, lire les surtitres, comprendre et apprécier le texte et la langue de Milton, chercher des yeux le choeur déguisé aux premiers rangs de l'orchestre, suivre le film sur l'écran tendu au fond de la scène et apprécier, juste en dessous ou bien incrustées dans la vidéo, les évolutions des danseurs et des chanteurs. Une fois cet effort de perception mené à bien, il aurait fallu laisser résonner en soi les événements qui se succédaient ici et là pour imaginer ce qui les réunit ou les oppose, comment celui-ci est le développement ou la contradiction de celui-là, entendre les assonances et les contrastes, laisser naître l'émotion... Faute d'un travail préalable ou d'avoir déjà assisté à vingt représentations, j'ai renoncé à suivre une bonne partie de ce qui était représenté.

    Mais livret et musique, magnifiquement jouée, suffisent au bonheur : les grandioses images nocturnes du Penseroso (Come, pensive nun, devout and pure...), ses paysages crépusculaires (I hear the far-off curfew sound / Over some wide-water'd shore...) ou bien la joie de l'Allegro que le vent vient bercer et endormir (By whisp'ring winds soon lull'd asleep). Le choeur final du Moderato, bien mieux qu'une leçon de morale (le bonheur dans la modération), faisait entendre un hymne poignant à l'apaisement, à la sagesse et à la mesure.

  • Lady Windermere's fan

    Au cinéma Lady Windermere's fan de Lubitsch.

    Le film est muet et il y a quelque chose de réjouissant (comme devant un tour réussi, une prouesse menée à bien) à voir se développer l'intrigue en silence ; qu'il n'y ait pas besoin d'entendre pour comprendre (à peine de lire, de brefs intertitres) et qu'il soit possible de représenter un quiproquo par le seul arrangement de jeux de scène, de mimiques et de regards.

    Ainsi dans la séquence du Champ de courses, Lord A prend pour une invite à lui adressée les regards pleins d'amour (maternel) que Mrs E destine à Lady W ; ou Lord D perçoit dans les coups d'oeils impérieux que Lord W jette à Mrs E la confirmation d'une liaison imaginaire (au lieu d'une invitation à déguerpir). Ici les péripéties elles-mêmes sont sans paroles. Le personnage (comme le spectateur) est censé interpréter les figures et les gestes mais, lui, se trompe parfois... et la méprise alors se lit sur son visage...

    (Les regards muets et quelquefois sidérés m'ont fait penser à Proust (voir dans Sodome et Gomorrhe la pétrification de Charlus à la vue des fils de Mme de Surgis) ; mais c'est peut-être l'effet des habits noirs et des robes de soirée ou de l'étrange conquête de Lady W par Mrs E.)