Pas mécontent d'avoir découvert, sans trop d'ennui, un fleuron du Grand Opéra tel que le dix-neuvième siècle français l'a aimé. S'il est possible, dans ces conditions, d'en dire quelques mots, les voici. Le livret n'est pas fameux, additionne les scènes à effets et abuse de l'adjectif tutélaire. Les personnages sont souvent sacrifiés au goût de la pompe et des rebondissements ; et la musique avec, qui, dans les grandes scènes dramatiques, se réduit à des redoublements de stupeur ou d'effroi. Le premier acte ou la fin du troisième étaient, pour ces raisons, les passages les plus faibles. Les ensembles et les choeurs correspondants sont laids (je ne pense pas que ce soit la faute des interprètes). Les situations annoncent quelque fois Wagner (Par exemple : une grande scène de malédiction ; une maison plongée dans l'obscurité ; Rachel dénonçant Léopold telle Brünnhilde à la cour des Gibichung - mais la musique ne suit pas). Il y a des airs pareils à des succès de la chanson (Rachel quand du seigneur). Le chant le plus remarquable était celui de la Princesse Eudoxie : notamment sa joie pleine de vocalises au deuxième acte - le meilleur - quand elle vient acheter un collier chez Eleazar (Lorsqu'elle ouvre le coffret, on s'attend presque à la voir entonner l'Air des bijoux). Au début de l'acte suivant, la rencontre entre Rachel et Eudoxie avait quelque chose d'une scène de Balzac (la femme du peuple et la princesse ; la brune et la blonde ; la feinte humilité de l'une, l'indifférente compassion de l'autre... les lignes vocales rendaient bien la conversation brillante, l'affrontement d'instinct des deux rivales).
Mes bouquins refermés - Page 96
-
La Juive
-
Mahler
A la Salle Pleyel.
Le meilleur moment, ç'a été après un petit quart d'heure, quand tout l'orchestre, au bout d'un assaut de la grande marche funèbre, est pris d'une crise de bégaiement titanesque ; la centaine d'instruments frappe à l'unisson les mêmes syllabes ; le chef retient longtemps et avec autorité l'éternuement cosmique, magnifiant la tension entre la musique déjà écrite et la musique en train de se faire... et puis la pression retombe, le fil se perd (Il y aura d'autres tentatives de ce genre, moins réussies ; comme ce grand crescendo de percussions dans le finale, qui nuit à la progression du drame).
(Mais les sonorités étaient splendides et, en certains passages heureux, la musique, ralentie et voilée, s'éloignait et laissait le temps de rêver aux violons vibrant derrière les collines).
-
Glaise
Masque en guise de visage, peau grise, corps pleins, membres lourds, bras et jambes épais et ronds, cous, poignets, chevilles comme faits au tour : quelquefois les personnages de Poussin semblent avoir pour modèle des figurines façonnées avec de l'argile blanche. Dans Eliezer et Rebecca, le peintre montre aussi une certaine prédilection pour cette matière : terre cuite des pots, terre crue et mouillée sur le sol autour du puits. Une jeune fille, ébahie à la vue des bijoux que le serviteur d'Abraham vient de faire paraître, a renversé un peu de l'eau qu'elle transvasait. Le récipient se reflète dans la flaque argileuse, les deux états se mêlent.
-
Bois
Au musée de Dijon, une Nativité du Maître de Flémalle.
Merveille des détails (comme ce bloc de silex dans le mur au premier plan) et de l'attention prêtée aux objets les plus humbles : voir le montant qui soutient le toit de l'étable, poutre mal équarrie, bois vieux et desséché décrit avec ses fissures, ses veines, ses plaques d'écorce tenace, ses encoches, ses clous. (Faut-il y voir une prémonition de la croix ? et la pierre blanche imite-t-elle le crâne qu'on figure souvent à ses pieds ?). Dans le paysage à l'arrière-plan, le bois des arbres (taillés ou intacts) semble pareillement mort. L'herbe a bruni et pâli ; mais l'absence de neige annonce peut-être le printemps.
-
Notorious
Au cinema, revu Notorious de Hitchcock.
Extraordinaire scène finale : un escalier lentement descendu ; le mari accompagne sa femme et l'amant de celle-ci, enlacés, et les aide, malgré lui, à fuir. La belle-mère suit, une marche en arrière, chuchotant, suppliant son fils de montrer davantage de zèle. En bas de l'escalier, maintenant l'équilibre par la terreur qu'ils inspirent, les regards soupçonneux des tueurs.
(Un détail : la bouteille oubliée par Devlin chez son patron n'est-elle pas de même marque que le champagne bu avidement par les hôtes de Sebastian ? L'histoire interrompue (comme la bouteille non ouverte) entre Devlin et Alicia reprend quand tout le champagne de Sebastian est épuisé.)
-
La cafetière des morts
Le Promontoire, de Henri Thomas. Un village en Corse où officient un prêtre latin et un prêtre grec. Le narrateur y passe l'été dans l'unique hôtel, avec sa femme et leur petite fille. Il est occupé à des travaux d'écriture. Un écrivain (une connaissance du narrateur) s'arrête quelques jours dans le village : il leur fait remarquer les yeux inquiets de la patronne de l'hôtel. Quelques jours après la maladie se déclare ; la patronne est emmmenée à Ajaccio pour une opération. La saison passe. La femme et l'enfant retournent sur le Continent. Le narrateur quitte l'hôtel et s'installe dans une maisonnette presque abandonnée (il ne s'en ira plus). Il se mêle à la vie des habitants les plus humbles du village : le cantonnier, un pêcheur, un berger. L'hiver est très rude. La patronne de l'hôtel meurt. En se rendant à la veillée mortuaire, le narrateur voit la cafetière qu'on apporte pour la veillée :
(...) la porte du café s'est ouverte et quelqu'un est sorti portant un objet blanc dans ses bras sur sa poitrine. Je l'ai rattrapé, c'était le fils du boulanger, et il portait une très grande cafetière qui a commencé à fumer dans le froid ; elle était enveloppée de serviettes, pour que le café ne refroidisse pas, ou pour que le gosse ne se brûle pas les doigts. (...) La cafetière appartient à Séraphine mais elle ne s'en sert jamais pour les clients de son café.
- Bon Dieu, dit le gosse, elle est trop pleine, oh là là !
J'ai dit :
- Donne-moi ça.
En effet, elle était pleine à ras, et de café bouillant, car je n'ai pas tardé à sentir la chaleur sur ma poitrine à travers mes vêtements. (...) J'étais bien certain que si je ne reconnaissais pas les gens qui marchaient, qui me dépassaient, eux m'avaient tout de suite reconnu. Je serais attendu, là où j'allais ! Je ne pensais guère à la mort, moi qui portais la cafetière des morts. -
(re)lectures
La dose d'attention que les lecteurs accordent à une phrase imprimée a bien diminué depuis que les auteurs ne relisent plus les phrases qu'ils envoient à l'impression.
(Stendhal, Mémoires d'un touriste).