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Mes bouquins refermés - Page 100

  • bribes

    Quelques souvenirs de David Copperfield :

    - Miss Betsey faisant irruption le soir de la naissance de David, refusant l'idée que l'enfant puisse ne pas être une fille et disparaissant sans retour devant l'évidence du contraire ;

    - le mouchoir de David qu'on a mis à sécher sur le dos d'un cheval (et combien alors il paraissait petit) ; et, beaucoup plus tard, semblablement petite, la main de Dora flattant l'encolure du cheval que monte David ;

    - les enfants de la pension réunis dans le dortoir, la nuit, autour de David, leur camarade, pour qu'il leur redise un des romans qu'il a lus autrefois (et la brutalité de Steerforth, ordonnateur de ces jeux, qui prive sa victime de sommeil) ;

    - le hasard qui fait passer David, dans sa fuite, sous les murs de la pension où il a vécu une époque révolue de son enfance (l'impression que le temps est irréversible comme ce mur qu'il ne franchit pas) - il y a une scène semblable dans Oliver Twist ;

    - les soucis qui hantent Mr Dick depuis qu'ils s'échappèrent de la tête tranchée de Charles Ier (et le soulagement trouvé dans la confection de cerfs-volants) ;

    - les allusions de Mr Micawber aux "épreuves affrontées en commun" avec David dans un temps où celui-ci n'était encore qu'un enfant ;

    - les stratagèmes de Mrs Crupp pour faire fuir ses locataires et sa défaite finale ;

    - le journal de Julia Mills et les notations qu'on y trouve (les larmes sont-elles la rosée du coeur ?) ;

    - l'inquiétude de Rosa Dartle, sa figure qui passe d'une fenêtre à l'autre de la maison, comme une lumière qu'on promène,  alors qu'elle observe dehors les entretiens amicaux de David et de Steerforth ;

    Etc.

  • Rétrospectif

    Un des plaisirs de la lecture de David Copperfield est la connivence qui s'installe quelquefois, par dessus la tête du héros, entre le lecteur et le narrateur. Nous sommes censés lire le récit que David fait de sa vie après coup, c'est à dire avec la pleine connaissance du dénouement. Or, dans sa carrière, le jeune homme a souvent été victime de son aveuglement (Blind ! Blind ! Blind ! dit de lui Miss Betsey) ; les événements  et l'expérience l'ont amené à changer d'avis à propos de quelques-uns des principaux personnages qui ont croisé sa route (Steerforth, Dora, Agnes). Cependant le narrateur fait preuve de retenue : peu ou pas d'avertissements pour préparer aux coups de théâtre ou aux désillusions ultérieures ; au lieu de cela, un ton qui nous laisse pressentir les évolutions. C'est la candeur nostalgique des scènes où naît l'amitié entre David et Steerforth (l'ami le trahira) ; c'est l'ironie rétrospective du récit de la cour que David fait à sa future femme (le mariage ne sera pas une réussite).

  • 1498+400+100+9

    Au seul souci de voyager

    -- Ce salut va, le messager
    Du temps, cap que ta poupe double

    (Pour commencer l'année, voilà presque le début d'un sonnet de Mallarmé, sans doute le dernier qu'il écrivit. Il a été publié à l'occasion d'un hommage à Vasco de Gama pour le quatrième centenaire de l'arrivée du navigateur portugais en Inde.

    Car nous étions hier soir à Lisbonne sur le site de l'exposition universelle de 1998 qui a fêté le même événement, un siècle plus tard. Le parc monumental est quasi désert. Les grandes architectures sont debout, blanches, au bord de l'eau noire. En aval du pont sur le Tage avec sa guirlande de lampadaires, la Mer de Paille, basse, est noire comme de l'encre, comme la vase du rivage. L'eau et la vase brillaient sous la pleine lune ; le reflet semblait un commentaire à tout cela, rappelant le poème et sa conclusion, le )

    Sourire du pâle Vasco.

  • Le Chevalier à la rose (3)

    A l'Opéra Bastille.

    A propos de miroirs :
    - Un reflet déformé : au début du troisième acte, le Baron Ochs fait venir dans un salon particulier la camériste de sa cousine. Il y a un lit derrière le paravent et la boisson est abondamment prévue. Mariandel refuse d'abord de boire ; mais bientôt elle vide coupe sur coupe. Cependant, au grand dépit du baron, la jeune fille, qui a le vin triste, se met à sangloter et pleurniche sur la brièveté de la vie :

    Wie die Stund'hingeht,
    wie der Wind verweht,
    so sind wir bald alle zwei dahin.
    Menschen sin' ma halt,
    richt'n's nicht mit G'walt.
    Weint uns niemand nach,
    net Dir net, und net mir.

    Le temps coule et nous n'y pouvons rien. Octavian, sous le travestissement de Mariandel, veut-il parodier avec un savoureux accent viennois le grandiose monologue de la Maréchale sur la fugacité des choses humaines, qu'il a dû subir au premier acte ? 

    - l'accès de mélancolie de la Maréchale est déclenché par son propre reflet dans le miroir de la coiffeuse. Tête à tête sombre et limpide / Qu'un coeur devenu son miroir ! Miroir, image de la conscience qui permet aux hommes de voir l'invisible, le temps, pour leur malheur. Le temps coule comme un sable immatériel à travers tout être et toute chose, même l'invariable miroir :

    Die Zeit...
    Sie ist ums uns herum,
    sie ist auch ins uns drinnen.
    In den Gesichtern rieselt sie,
    im Spiegel da rieselt sie,
    in meinen Schläfen fliesst sie.

    (Ces vers me font penser à un passage de l'Eventail de Madame Mallarmé : )

    ...derrière
    Toi quelque miroir a lui

    Limpide (où va redescendre
    Pourchassée en chaque grain
    Un peu d'invisible cendre
    Seule à me rendre chagrin)

  • Mrs Crupp

    Mrs Crupp, la logeuse de David Copperfield, est atteinte d'un mal chronique :

    At about this time, I made three discoveries: first, that Mrs Crupp was a martyr to a curious disorder called "the spazzums," which was generally accompanied with inflammation of the nose, and required to be constantly treated with peppermint; secondly, that something peculiar in the temperature of my pantry, made the brandy bottles burst; thirdly, that I was alone in the world, and much given to record that circumstance in fragments of English versification.

    De même que la maladie de Mrs Crupp a deux noms, il y a deux médicaments pour la traiter, le premier d'une complexité incroyable, le second tout simple :

    She came up to me one evening (...) to ask (...) if I could oblige her with a little tincture of cardanums mixed with rhubarb, and flavoured with seven drops of the essence of cloves, which was the best remedy for her complaint;--or, if I had not such a thing by me, with a little brandy, which was the next best.

  • un pied boiteux

    Au cinéma, The merry Widow de Lubitsch.

    Le comte Danilo et Fifi sont attablés, l'un contre l'autre, chez Maxim's. Nous ne voyons rien des batailles qu'ils se livrent sous la table ; nous n'en savons que ce qu'ils en disent, pince-sans-rire. Un garçon avertit que le numéro 7 est libre. Danilo invite Fifi à venir avec lui dans ce cabinet particulier. Elle ne veut pas mais, l'instant d'après, son soulier est entre les mains de Danilo qui décampe. Elle le poursuit, à demi déchaussée.

    (Le jeu rappelle le dîner des pickpockets dans Trouble in Paradise : le vol a lieu sous nos yeux, le geste est invisible mais le butin fait la preuve.)

  • L'aube fausse

    David Copperfield, puni, reste consigné cinq jours de rang dans la solitude de sa chambre :

    The length of those five days I can convey no idea of to any one. They occupy the place of years in my remembrance. The way in which I listened to all the incidents of the house that made themselves audible to me; the ringing of bells, the opening and shutting of doors, the murmuring of voices, the footsteps on the stairs; to any laughing, whistling, or singing, outside, which seemed more dismal than anything else to me in my solitude and disgrace--the uncertain pace of the hours, especially at night, when I would wake thinking it was morning, and find that the family were not yet gone to bed, and that all the length of night had yet to come (...) all this appears to have gone round and round for years instead of days (...).

    L'enfant se réveille en pleine nuit ; des signes trompeurs lui font croire que le matin est arrivé ; quand il comprend son erreur, et combien le jour est loin encore, le temps, une éternité de malheur, semble l'écraser. Il y a une minute semblable au début d' A la recherche du temps perdu :

    C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous la porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

    (Aube fausse dont je garde le souvenir, je ne sais pourquoi, et qui m'arrête encore quand je la retrouve réalisée, transportée comme en un mythe, dans les cieux :

    Ils regardaient l'horizon, le ras du ciel, ils se taisaient, ils ne pouvaient plus détacher leur pensée de ce point où la route perçait la masse noire, indécise.
    Et voici qu'une rougeur y parut, soudain, un peu à gauche de l'en-avant de la route, là où tout de même, depuis un moment déjà, le sol se gonflait, à n'en pas douter, se hérissait de bosses et, qui sait, de creux, avec peut-être de l'eau. La rougeur s'acrut, elle élargit sa prise sur l'horizon, des taches de clarté intense, comme d'un feu, s'y firent jour, et le ciel autour d'eux en était déjà presque rose -- eux, ils purent se regarder les uns et les autres, dans la voiture, il y avait de ce rose sur leur visage.
    Mais la crête enflammée du soleil tardait à paraître. Et au bout de longues minutes la rougeur, qui n'augmentait plus, commença à plutôt décroître puis le fit avec évidence, la flamme qui y bougeait redevenant cendre pourpre, qui s'éteignit. La clarté disparut au ras de ces collines enchevêtrées entre le ciel et le monde. Et ce fut à nouveau la grande nuit d'avant, sans étoiles.

    Yves Bonnefoy - Jeter des pierres, in Les Planches courbes)