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Mes bouquins refermés - Page 104

  • Pelléas et Mélisande (2)

    Au Musée d'Orsay.

    A quelques mètres, dans une petite salle, sans la concurrence de l'orchestre, les voix sont plus fortes, plus incarnées dans les corps plus proches. Par moment la déclamation vient tarir le chant (comme un roc à fleur d'eau). Le parti pris de mise en scène "réaliste", le rôle central donné à Golaud renforcent à leur tour l'atmosphère de brutalité et de violence réelles : une famille renfermée sur elle-même (on ne part pas : à cause des convenances peut-on choisir entre le père et l'ami ? ou par manque d'argent - cette famine qui règne alentours ?) ; quatre générations vivent sous un même toit ; on déplore mais on ne fait rien pour arrêter la folie jalouse du fils aîné, même après le meurtre ; on reste entre soi ; à la fin, cela pourrait recommencer : c'est au tour de la pauvre petite ; une naissance fournit une nouvelle victime : elle ne rit pas... elle est petite... elle va pleurer aussi... j'ai pitié d'elle... (avec quel détachement glaçant Mélisande, voyant son enfant, prononçait ces paroles, les dernières avant de mourir ! - dans ce même spectacle en 2004 - mais la distribution a changé...)

    Cependant la musique ne disparaît pas dans le drame. Même au piano, il y a des moments d'une beauté extraordinaire. Par exemple la scène de la grotte : on y entend bien au-delà des quelques mots échangés, la caverne nocturne, la mer vaste et sombre comme la nuit, la lumière subite de la lune, le bonheur... puis la pitoyable misère des paysans morts de faim, la frayeur et l'amertume.

  • Lecture

    A la Bibliothèque Nationale, dans l'exposition des eaux-fortes de Rembrandt, un Saint Jérôme lisant dans un paysage italien.

    Jérôme, blanc comme le livre dans lequel il s'absorbe, solidement adossé à l'ombre forte d'un tronc et du feuillage, sous un grand chapeau, a laissé ses sandales lui tomber des pieds et tourne le dos au monde. Derrière lui le lion le défendra, si besoin est, contre le paysage qui s'ouvre à droite. Le corps détourné de l'animal forme une courbe semblable à la figure assise du saint. Le ravin devant ses pattes est peut-être une image inversée et aggrandie du faible intervalle qui sépare, au premier plan, la page lue des yeux de son lecteur. Au-delà un pont, deux silhouettes, un chemin montent à un groupe de maisons et à une église dont la tour est tronquée comme l'arbre de Jérôme.

  • Attente

    Le jour où Henri entreprend de vivre de son art et essaie en vain de vendre ses tableaux, il comprend son échec. Ses ressources s'épuisent malgré les envois maternels. Il se résout à des besognes d'ouvrier. Cependant il apprend par un compatriote quelle vie économe et laborieuse sa mère mène là-bas au pays.

    Elle reste assise tout le jour à sa fenêtre et file. Elle file tous les ans que Dieu fait, comme si elle avait sept filles à doter, afin d'amasser quelque chose en attendant, comme elle dit, et afin que son fils trouve au moins assez de toile pour toute sa vie et pour toute sa maison. (...)

    Parfois, elle appuie, pour se reposer, la tête sur sa main et elle fixe les yeux au loin sur la campagne, par-dessus les toits ou vers les nuages. Mais au crépuscule, elle arrête son rouet et demeure ainsi, assise dans l'obscurité, sans allumer de lumière, et quand la lune ou un rayon de lumière étranger tombe sur sa fenêtre, on peut être sûr de l'y voir immobile, les regards perdus dans l'espace, toujours de la même façon.

    C'est un autre spectacle vraiment mélancolique, quand elle expose ses lits au soleil. Au lieu de les transporter, avec l'aide des voisins, sur notre place où est la grande fontaine, elle les traîne sur le haut toit noir de votre maison, elle les étend sur le versant ensoleillé, va et vient vivement sur la pente du toit, sans souliers, il est vrai, mais en s'avançant jusqu'au bord ; elle bat coussins et traversins, les retourne, les secoue et se démène si seule, là-haut sous le grand ciel, que cela paraît tout à fait téméraire et singulier, surtout quand elle s'arrête, et la main sur les yeux, debout en plein soleil, regarde au loin.

    Sa mère se présente à lui plus tard dans un rêve compliqué de retour au pays, où la maison de son enfance lui apparaît bizarrement en partie retournée comme un gant.

    (...) En levant les yeux vers la maison, je remarquai pour la première fois son aspect étrange. Semblable à un ancien et noble ouvrage d'ébénisterie et de lambrissage, elle était bâtie toute entière en bois de noyer sombre, avec d'innombrables corniches, caissons, panneaux et galeries, le tout du travail le plus fin et poli comme un miroir. C'était, à proprement parler, l'intérieur d'une maison tourné vers le dehors. Sur les corniches et les galeries s'alignaient des pots et des gobelets antiques en argent, des vases de porcelaine et de figurines de marbre. Les vitres de cristal étincelaient d'un mystérieux éclat sur un fond sombre, entre des portes de chambre ou d'armoires en bois veiné où s'enfonçaient des clés d'acier brillant. Par dessus cette singulière façade, la voûte bleu sombre du ciel ; un soleil à demi-voilé de nuit se jouant sur la splendeur profonde du bois de noyer, sur les pots en argent et les vitres.

    Je vis en outre que des escaliers richement sculptés conduisaient aux galeries supérieures et j'y montai, cherchant un accès. (...) Je m'avançai contre une des fenêtres et portai la main à ma tempe, pour chasser le reflet de la vitre de cristal. Alors mon regard plongea, non dans une chambre, mais dans un charmant jardin plein de soleil et je crus y voir ma mère, rayonnante de jeunesse et de beauté, se promener parmi les  fleurs, revêtue d'habits de soie. Je voulus ouvrir la fenêtre et l'appeler, mais je ne découvris ni crémone ni bouton, car c'est à l'extérieur de la maison que j'étais, bien que j'eusse vue sur un jardin, comme de l'intérieur. Je me trouvai finalement debout contre une paroi richement lambrissée, sur une corniche qui offrait à peine à mes pieds un espace suffisant (...).

    (Keller - Henri le Vert, trad. La Flize)

  • Un enfant

    Ne pas manquer au Louvre l'exposition Desiderio da Settignano, pour le Saint-Jean Baptiste de... Donatello venu du Bargello de Florence.

    Les traits fins et douloureux et la bouche qui prêche, les membres grêles et le corps mince, la tête sèche sur les faibles épaules : figure paradoxale, juvénile et vieillie, frêle et résolue, ensemble un ascète et un enfant.

  • Reflets

    Au musée du Petit-Palais, un paysage de Ruysdael.

    Le soleil illumine la pierre jaune d'un château derrière la sombre poivrière d'un moulin à vent. Leur reflet conjoint, clair et sombre, se retrouve dans la nappe d'eau qui dort à leur pied. Mais l'eau, arrêtée ici comme les ailes du moulin, se remet à courir plus bas brouillant son miroir. Elle se brise sur les rochers avec violence (transformant le paisible bosquet à droite en ce tronc à gauche arraché et brisé). Le gris de l'eau torrentueuse est celui des nuages là-haut dans le vaste ciel ; son mouvement l'image du vent invisible qui entraînera les nuées, fera tourner les ailes du moulin et changera l'ombre et l'éclaircie.

  • Impression du moment

    L'autre jour à Madrid, Guernica me faisait penser aux grands tableaux du dix-neuvième siècle accrochés au Louvre (passés au noir et blanc contemporain, celui des actualités et du papier journal). Aujourd'hui au Louvre, je cherche à confirmer l'impression : le profil du guerrier étendu, au glaive brisé (?), sous les sabots du cheval vient-il des Sabines ?  la diagonale, l'intérieur abstrait, la figure affolée qui surgit à droite, le cheval massacré sont-ils empruntés à la Mort de Sardanapale ?

    Tant d'autres images pourraient aussi bien faire l'affaire.

  • Consolation

    C'est la fête d'un autre Carnaval. Jusqu'alors, Lys a poursuivi la belle Agnès mais aujourd'hui il l'abandonne. La jeune fille délaissée erre dans la fête, confiée aux bons soins d'Henri.

    Au cours de ces visites, nous entendîmes un chant harmonieux à quatre voix et nous allâmes à la découverte. Au bout d'un corridor faiblement éclairé, il y avait un cabinet formant saillie, dont on avait fait une petite orangerie, à cause de la disposition des fenêtres. Il était occupé par une douzaine d'arbustes, orangers, grenadiers et myrtes (...)

    Les musiciens les invitent à se joindre à eux et chantent une série de lieder et un motet.

    Quand le motet s'acheva sur un Alleluia et un Amen pleins d'envolée, un silence subit se fit parmi nous ; alors nous entendîmes, venant des autres pièces comme d'une région lointaine, une rumeur de voix bourdonnantes, de chants confus, mêlés à une musique de danse, tout un amalgame de sons assourdis et continus qui d'ailleurs roulaient jusqu'à nos oreilles, à chacune de nos pauses. Mais le contraste donna à cet instant je ne sais quel caractère solennel : c'était comme si nous entendions frémir le bruit du monde, tandis que nous nous livrions à nos méditations, dans l'intimité de notre bocage de myrtes et d'orangers.

    (Mais la musique ne suffit pas pour consoler la belle, qui, vidant sa coupe, boit verre sur verre de mousseux ; le vin coulait dans sa gorge comme un serpent subtil, sans qu'elle s'en aperçût, (bien qu'on aurait pu voir) sur son cou blanc, comment il savait s'insinuer.)

    (Keller - Henri le Vert, trad. La Flize)