Au Prado.
La Famille royale des Bourbons d'Espagne (...) Soies, gazes, broderies, diamants, toute l'assemblée est saupoudrée de feu et de sel, tout pétille, tout bourdonne comme une guitare heurtée de l'ongle et du pouce sous le pinceau du magicien que l'on devine là-bas dans l'ombre, reculé derrière son châssis. Mais le personnage principal au centre de la composition qui s'ordonne tout autour d'elle, celle que le souverain, tourné vers elle de trois quarts, présente au public et, débonnaire et cocu, illumine comme un phare du rayonnement de sa bedaine royale (aussi convaincu et à l'aise dans sa livrée fulgurante que s'il était son propre domestique), c'est la reine Marie-Louise. Elle tient à la fois de Clytemnestre et de je ne sais quelle blanchisseuse au visage ravagé par l'âge, les passions et les intempéries. Au fond on voit qu'elle a peur, mais qu'elle essaie de toute l'énergie de ses pauvres moyens de faire face à une situation qui la dépasse. Que ces deux enfants, une fille et un fils, qu'elle tient, sans doute pour se donner contenance, par la main, ne nous donnent point le change ! Ils ne suffisent pas à obstruer la brèche qui s'est faite dans le principe héréditaire.
(Claudel - La peinture espagnole, in l'oeil écoute)
Mes bouquins refermés - Page 105
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Clytemnestre blanchisseuse
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Cosi fan tutte (2)
A l'opéra Garnier.
Une oeuvre si riche, si pleine qu'il est difficile de rester concentré pendant tout le temps qu'elle dure. Après le feu d'artifice de la première partie, où les ensembles s'enchaînent, c'est dans la seconde que les personnages s'individualisent, que finit de se dessiner la figure de Fiordiligi, que se joue son petit drame... Très belle scène où Fiordiligi cède : elle se déguise en homme pour échapper au séducteur et rejoindre son fiancé. Travestie, elle ne se reconnaît plus, elle se perd. Elle chante son amour pour l'absent au loin ; mais comme l'autre se présente, il faut bien qu'elle avoue que ce chant est pour lui.
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Schumann, Mahler
Au Châtelet.
Après le concerto de Schumann (qui me donne toujours l'impression de ne pas arriver à finir ses phrases), la Neuvième de Mahler. Elle commence lentement comme un appareillage dans la brume (avec sa corne enrouée) ; quelque chose d'énorme et d'encore nonchalant démarre et roule sous le battement des eaux (les harpes, le gong... Les contrebasses rament...). Un beau voyage. Cependant la flânerie, l'agile liberté, le soleil, sont noyés par le retour de cette hésitation initiale qui s'obscurcit par degrés, brutaux plongeons successifs plus avant dans l'ombre :
Et l'eau froide est de plus en plus noire
Et plus pure la mort, plus âcre le malheur
Jusqu'à ce qu'en effet la mort se dresse (Alban Berg dixit) toute cuirassée de fer (et bardée de cuivres). Mais l'excursion reprend.Autre alternance dans le finale : un bourdon farouche de cent mouches de bois et de cordes chante à tue-tête l'air de la nostalgie ; s'interrompt pour que naissent de son abstention les fragiles effloraisons du temps suspendu ; reprend sa chanson « vaine déploration de l'écoulement sans retour de la vie humaine ». Bien après les voix se calment, se raréfient (se recueillent pour écouter la phrase du violoncelle) ; il n'en reste pour finir que les articulations tracées dans l'air (que ce soient la battue du chef ou les ultimes coups d'archet des altos), une présence tue, musicienne du silence.
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Vanités
Henri quitte la ville de son enfance pour mener à terme son apprentissage dans une capitale étrangère et commencer peut-être là-bas une carrière de peintre. Au fond de sa malle, il emporte un crâne - sujet d'étude récolté dans un cimetière. Mais à la douane, dans la précipitation de la fouille, la tête se retrouve expulsée du bagage défait et refait. Il se voit donc obligé de continuer sa route, l'objet à la main dans un foulard, jusqu'à ce qu'arrivé à la grande ville, il puisse déposer enfin, dans la chambre d'une auberge, manteau et tête de mort.
(Cette mésaventure est légère comparée à l'histoire de la petite Mérette contée au début du roman : il y a bien des années une fillette fut envoyée par ses parents chez un pasteur à la campagne, réputé pour la rigueur de sa foi. L'enfant refusait de faire ses prières ; le pasteur devait la guérir de ses mauvais penchants. Il s'y emploie par de nombreuses brimades et corrections. A un certain moment de l'horrible dressage, la mère de l'enfant envoie un peintre faire un portrait de la petite assorti de certaines conditions. Le pasteur raconte dans son journal :
Quand (pour le tableau) on a été chercher pour la petite son habit mis de côté et son costume des dimanches et qu'on l'en a revêtue, avec sa parure de tête et sa petite ceinture, elle a montré un grand plaisir et s'est mise à danser. Mais cette joie devint bientôt amère quand, sur les instructions de Madame, sa maman, je fis chercher le crâne et le lui donnai à porter dans sa main, lequel elle ne voulut partout point prendre et ensuite, pour la peinture, l'a tenu dans sa main, en pleurant et en tremblant, comme si c'était un fer rouge.)
(Keller - Henri le Vert, trad. La Flize)
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Les Troyens
A l'opéra Bastille, les Troyens de Berlioz.
Les Troyens sont un chef-d'œuvre , le chef-d'œuvre de l'art français, tout baigné d'une lumière élyséenne et béatifique ! La postérité légitime de Gluck et de Fidélio ! Et on ne les joue jamais ! Quelle honte pour la France !
(Les Troyens est apparemment un opéra qui a besoin d'être défendu et, sur la bannière de ses partisans, il y a en général écrit quelque chose comme ces phrases trouvées dans Claudel.)
A la première écoute, je ne m'enrôle pas. De belle choses qu'on veut bien réentendre : un septuor et un duo amoureusement nocturnes, la sobre et majestueuse tristesse des adieux de Didon ou de l'apparition d'Andromaque (rôle muet, ses plaintes sont confiées à la clarinette), un tableau entièrement orchestral, la chanson d'un marin ... Mais le tout menacé par l'avalanche de marches et choeurs héroïco-civico-guerriers qui m'ont laissé froid.
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Musiciens de verre
Anna meurt. Henri est partagé entre le chagrin et la calme satisfaction de prendre part à ce deuil si beau. Sur l'autre rive, il aide le menuisier à bâtir le cercueil.
A la hauteur de la tête, le menuisier avait, selon la coutume, pratiqué une ouverture munie d'une glissière, de sorte qu'on pouvait apercevoir le visage, jusqu'à ce que le cercueil fût mis en terre. Il ne s'agissait plus que d'y insérer une vitre ; or, on l'avait oubliée et j'allai à la maison en chercher une. Je savais qu'il y avait sur l'amoire un petit cadre ancien dont la gravure avait depuis longtemps disparu. Je pris le verre oublié, le plaçai avec précaution dans le canot et m'en revins. (...) Comme (la vitre) était pleine de poussière et noircie, je la plongeai dans l'eau claire et je la nettoyai avec soin, sans la briser contre les pierres. Puis je la levai en l'air pour en faire couler l'eau pure ; alors tandis que je tenais devant le soleil le verre lumineux, je découvris la plus délicieuse merveille que j'eusse jamais vue. C'étaient trois petis anges musiciens ; celui du milieu tenait une feuille de musique et chantait, les deux autres jouaient de la viole et tous levaient les yeux avec allégresse et dévotion. Cette apparition était si aérienne et si délicatement transparente que je ne savais si elle flottait sur les rayons du soleil, dans le verre ou seulement dans mon imagination.
(Keller - Henri le Vert, trad. La Flize)
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Autre citation d'Hugo
Il est une heure à Aix. Le carillon de l'hôtel de ville commence à sonner une gamme montante. Au premier coup on a levé les yeux pour suivre au-dessus de la tour la périlleuse ascension de la nouvelle venue
Par un frêle escalier de cristal invisible
de marche en marche jusqu'à ce qu'elle s'interrompe sur la note la plus élevée. (Va-t-elle rester là-haut suspendue dans le silence ou redescend-elle maintenant par quelque colimaçon muet ?)