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Mes bouquins refermés - Page 52

  • Croisées

    Le temps d'aimer et le temps de mourir, de Douglas Sirk.

    Dans un bureau de l'administration, Ernst et Elizabeth regardent le fonctionnaire dans l'annexe examiner leur demande en mariage. Le père d'Elizabeth est interné dans un camp, les services pourraient en vouloir aussi à la fille. Ernst demande à la jeune femme d'aller l'attendre dans le couloir. Si l'interrogatoire prend un mauvais tour, il posera son calot sur le comptoir donnant ainsi à Elizabeth le signal de la fuite. Elle se tient derrière la porte vitrée et regarde. Tout à la joie de l'issue favorable, Ernst oublie la convention et pose son calot à côté de lui mais il se reprend, part en courant et parvient à rattraper Elizabeth en bas de l'escalier.

    La ville a été bombardée. L'usine où travaille Elizabeth est détruite, mais Ernst ne sait pas si sa femme s'y trouvait au moment de la catastrophe. Un incendie ravage l'immeuble où les jeunes mariés ont leur chambre. Ernst parvient à sauver quelques objets ; il attend anxieusement dans la rue au milieu des meubles que les locataires ont déménagés. Une silhouette se faufile gaiement parmi le désordre. Elle esquive la vitre ouverte d'un buffet. Elizabeth arrive.

    Les trois semaines de la permission ont passé. Ernst n'a pas voulu qu'Elizabeth le voit partir. Elle se tient cependant dans la gare derrière le battant d'une porte vitrée. Le train démarre. Elle voit le quai à travers le verre brisé de la croisée. La croisée et le timon levé d'un charriot font devant elle comme les croix d'un cimetière. Cette fois le fragile obstacle n'est pas franchi, la séparation est définitive.

     

  • Le bouclier d'Amlethus, ekphrasis

    (Amlethus) s'était fait faire aussi un bouclier sur lequel il avait demandé que figurât en des tableautins d'une rare facture le récit de tous ses exploits depuis son plus jeune âge. De cette pièce de parade, il se servit pour témoigner de ses vertus et de sa gloire en raccourci.
    Sur cette oeuvre d'art, on pouvait voir représentés Horwendillus égorgé, Fengo, le parricide incestueux, l'oncle ignoble, le neveu grotesque, les bâtons à crochets, la suspicion du beau-père, la dissimulation du beau-fils, les différents genres d'épreuves, la femme employée au piège, la gueule ouverte du loup, la découverte du gouvernail, le sable métamorphosé, l'entrée dans les sous-bois, le taon avec son brin de paille, le jeune homme qui fait signe, les compagnons auxquels on fausse compagnie et le commerce avec la jeune fille en un lieu écarté. On distinguait aussi le dessin du palais, le tête-à-tête de la reine et de son fils, l'espion égorgé, bouilli, jeté dans le cloaque et abandonné aux porcs qui engloutissaient ses membres couverts de fange, tels quels, avec un appétit de bêtes féroces. Plus loin, on retrouvait Amlethus qui surprenait le secret de son escorte endormie, effaçait les signes des lettres et les remplaçait par d'autres caractères, dédaignait le repas, méprisait la boisson, jugeait le regard du roi et remarquait les mauvaises manières de la reine. On apercevait encore la pendaison des envoyés, les noces du jeune homme, le retour au Danemark, le banquet de funérailles, les bâtons exhibés en lieu et place des compagnons dont on s'enquiert, le jeune prince dans le rôle de l'échanson, ses doigts écorchés par le tranchant de son épée sans cesse dégainée, le glaive fixé par un clou, les convives applaudissant à tout rompre, de plus en plus émoustillés, la tenture jetée sur les dormeurs fermement sanglés dans leur sommeil grâce aux crochets, le tison mis à l'édifice, les convives brûlés, l'effondrement du palais dévoré par les flammes, la visite que fait Amlethus à la chambre de Fengo, l'épée qu'il y prend et celle - la sienne, d'aucun secours pour Fengo - qu'il lui substitue, et enfin le massacre du roi tué de la pointe même de son arme par la main de son beau-fils.

    (Saxo Grammaticus, la Geste des Danois, trad. F-X Dillmann).

  • Norvège

    Je sors. La côte déploie vers le Nord ses à-pic vertigineux. Le cap le plus haut trace au fond une énorme masse brun-vert. Un mât d’antenne y est planté, lointain et rapetissé, rouge et blanc ; derrière il y a le fjord de Narvik et au-delà, estompées par la distance, les racines puissantes de l’arc des Lofoten. Une fumée flotte là-bas à mi-hauteur de falaise, c'est l’haleine du Maelström que le promontoire dissimule. Notre petite bande se fatigue ici à piétiner les pelouses, allant entre les bâtiments gris ou sur l’herbe jaune des bas-côtés. Une file se forme et tous s’acheminent dans la direction du Nord. Le ciel est si pur, l’azur si profond qu’il paraît noir.

  • Cristallin

    Marine, de Claude Lorrain.

    Le format ovale du petit tableau renforce cette rêverie qui nait quelquefois des soleils couchants du Lorrain, l'impression que le paysage qu'ils illuminent ne s'étend pas extérieurement, sous un regard, mais qu'il a été saisi à la surface d'un globe où il se projette : nous contemplons l'image close qui s'est formée à l'intérieur d'un oeil. Cela explique la matière vitreuse, plus dense que l'air, qui remplit l'étendue transparente. Les nuages n'y flottent pas mais sont pris, comme les éclats blancs du ressac, dans son épaisseur. Le soleil est la pupille de cet oeil, l'ouverture où passent les rayons qui déterminent l'image.

  • "Je ne savais rien de moi"

    Au bout de deux semaines et quelques jours, indulgent lecteur, je roulais vers lui, vers ce vaste monde, confortablement installé, côté coin-fenêtre, dans un coupé de première classe du Nord-Sud Express, orné de glaces, le bras appuyé sur l'accotoir de la banquette, la nuque contre la têtière au crochet du commode dossier, les jambes croisées, vêtu de flanelle anglaise bien repassée, mes bottines vernies gainées de guêtres claires. Ma malle de cabine bourrée d'effets avait été enregistrée, mes bagages à main - veau et crocodile - timbrés des monogrammes L. d. V. et de la couronne à neuf fleurons remplissaient le filet au-dessus de ma tête. (...)

    (Félix Krull a pris le train pour Lisbonne, acceptant de prendre la place et l'identité du marquis de Venosta que ses parents envoyaient faire le tour du monde loin de sa bonne amie, la parisienne Zaza.)

    Je m'avisais (...que) je devais chasser de mon âme tous les souvenirs rattachés à mon existence antérieure, désormais point valables.
    Tel que j'étais là, je n'y avais plus droit, en quoi d'ailleurs je ne perdais rien. Mes souvenirs ! Devoir y renoncer ne constituait pas une perte. Seulement, il n'était guère facile de leur substituer avec quelque netteté ceux qui m'incombaient présentement. Le sentiment d'une certaine faiblesse mnémonique, même d'un trou dans la mémoire, n'était point sans me troubler dans mon coin luxueux. Je m'aperçus que je ne savais rien de moi (...)

    (Thomas Mann, les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull, trad. L Servicen).

  • Mal vus

    Au Musée d'Orsay.

    Les tableaux les plus célèbres sont souvent ceux qu'on voit le moins : je passe depuis vingt ans devant l'Olympia ou le Déjeuner sur l'herbe ; je remarque pour la première fois ce soir qu'Olympia n'a pas les cheveux courts, que ses cheveux sont coiffés en arrière et massés sur l'épaule gauche ; et, dans le Déjeuner, l'oiseau en vol au sommet de la toile (un bouvreuil ?).

  • Souvenir de Ferrare

    Immortalisée par Giuseppe Carducci et par Gabrielle D'Annunzio, cette rue de Ferrare est si connue des amoureux de l'art et de la poésie du monde entier que toute description en est superflue. Nous sommes, comme on le sait, exactement au coeur de cette partie nord de la ville qui fut ajoutée sous la Renaissance à l'exigu bourg médiéval et qui, précisément à cause de cela, s'appelle l'Addizione Erculea. Vaste, droit comme une épée depuis le château jusqu'au rempart, bordé sur toutes sa longueur par les brunes masses de demeures patriciennes, avec sa lointaine et sublime toile de fond de rouge brique, de vert végétal et de ciel, qui semble vraiment conduire à l'infini : le Corso Ercole I d'Este (...).
    (Bassani - Le Jardin des Finzi-Contini, trad. M Arnaud)

     Une épée, en effet, mais la pointe est dans les arbres : les moyens ont manqué pour bâtir la rue neuve sur toute sa longueur (la ville nouvelle est pleine de vide) et l'extrémité est plantée de peupliers qui terminent la perspective, comme au théâtre une toile peinte continue le décor selon les lignes de fuite (et un comédien va heurter là-bas la paroi ou les nuages peints ; les pierres et le ciel tremblent comme le feuillage sous le vent) ; ou bien, la suite des palais et des arbres représentent Apollon et Daphné et le point de rencontre dans l'éloignement figure le moment où le dieu rejoint la nymphe et l'étreignant la perd.