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Mes bouquins refermés - Page 54

  • L'Affaire Makropoulos (3)

    A l'opéra Bastille.

    La formule de l'immortalité et de la jeunesse éternelle est enfermée au fin fond d'un château dans le n-ième tiroir d'un secrétaire qu'on n'a pas touché depuis près d'un siècle. La célèbre chanteuse, Elina Makropoulos, est à la recherche des vieux papiers, qu'elle avait elle-même laissés là ; elle finit par les ravoir et s'apprête à prolonger de trois cents années années sa déjà longue carrière (elle est née en 1585). Mais l'opéra s'achève contradictoirement (le genre est mortifère) par la grande scène où la même Elina renonce à la prolongation et choisit de mourir. La fanfare qui suit est éclatante : la musique triomphe. Elle est encore neuve dans la répétition ; alors que la vie humaine s'est épuisée, accablée par la mémoire et la seule accumulation de sa propre durée.

  • La Cerisaie

    La Cerisaie, au Théâtre de la Colline.

    Les arbres sont en fleurs mais il gèle. Dans la lumière de l’aube, tous s’arrêtent et contemplent le prodige. Lioubov Andréevna voit passer sa mère, depuis longtemps morte, dans l’allée.

    La maison, à qui les arbres donnent leur nom, c’est presque la scène d’un théâtre : elle se remplit au premier acte pour se vider au dernier. Les comédiens ont leurs tours et leur talent mais rien ne sera changé : le domaine sera vendu et Varia n’épousera pas Lopakhine. A la fin de la pièce, chacun part vers un nouvel engagement. La troupe se disperse, entraînée par la Ranevskaïa, gloire vieillissante qui diffère encore ses adieux. Seul le vieux Firs est resté: il s’est laissé enfermer dans la baraque ; on entend les coups des bûcherons qui abattent le théâtre. La vie a passé, c’est comme si on n’avait pas vécu.

  • Le dernier espoir d'Amélia

    Amélia, enceinte de neuf mois, est réfugiée chez sa marraine à la campagne. Elle ne sort pas ; le père de l'enfant est le curé de la petite ville à côté et personne n'en doit rien savoir. Elle regarde cependant passer sur la route un jeune homme, Joao Edoardo, à qui elle fut un temps fiancée mais que son rival finit par chasser.

    Tout le temps qu'elle pouvait rester debout, elle le passait maintenant à sa fenêtre, pomponnée de la tête jusqu'à la ceinture, parce que c'était ce qu'on pouvait apercevoir de la route, mais en conservant une jupe sale au-dessous.

    (Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, trad. J. Girodon).

  • Les Buddenbrook

    Relu les Buddenbrook. L'autre fois, c'était il y a vingt ans : le seul souvenir précis que j'en avais gardé s'est révélé faux. Je n'y ai donc pas retrouvé ceci : par dureté de coeur, un personnage refuse d'aider des parents qu'un malheur vient de frapper. Les conséquences sont désastreuses pour eux. Le personnage en question n'en sort ni blâmé ni particulièrement honteux mais, dans le cours du roman, à chaque fois qu'il apparaît, on l'entend répéter à tout propos : "je ne suis pas un monstre". (Cela rappelle justement la façon dont Mann compose ses personnages : le plus souvent, ils sont accompagnés, telle une épithète, d'un court motif qui retentit à presque chacune de leur apparition. Il peut s'agir d'un trait physique, les yeux cernés et rapprochés de Gerda, ou bien d'une phrase, le "alors je n'étais qu'une sotte" de la Tante Antonie. Dans le premier cas, le caractère est inné ; dans le second, il est acquis et renvoit à un épisode du roman).

    (Le roman est la chronique, sur un bon demi-siècle, d'une famille de riches négociants mais c'est aussi le roman d'un jeune homme tourné vers son bref passé : et la courbe du récit, la déchéance d'une famille, figure d'une certaine façon le congé donné au monde de l'enfance. Les grands personnages de ce monde-là, ce sont les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins ou les fréquentations des parents. Il n'est d'autres histoires que leur histoire, c'est à dire les anecdotes qu'on raconte à leur propos ; les grands événements sont d'abord les repas de famille, Noël ou les vacances au bord de la mer.  Le cercle centré sur la famille  est un petit univers mais il représente pour l'enfant une extension considérable de sa propre expérience et prend un temps pour lui une importance extraordinaire. Puis l'enfant grandit ; ce monde-là s'éloigne et s'amenuise.) 

  • Absence

    Au musée de Rouen, Poliphile devant la reine Eleuthérilide de Lesueur.

    Poliphile agenouillé nous tourne le dos et la Reine qui le reçoit disparaît quelque peu dans l’ombre du dais qui surmonte le trône, si bien que ce n’est pas le centre de la composition, et son sujet, qui attire l’œil mais les marges : la cour féminine d'Eleuthérilide saisie, semble-t-il, par la dispute. Réparties en petits groupes, le long de la puissante architecture comme les philosophes de l’Ecole d’Athènes, les femmes tournent l’une vers l’autre leur profil engagé dans une discussion qu’animent les doigts oratoires, les gestes éloquents et les plis mouvementés des belles robes. L’une d’elle, cependant, à droite, ne participe pas à cette agitation de paroles ; elle est assise, les bras croisés dans le giron. Son regard est étrangement absent.

  • Bruits à l'aube

    La quinzième nuit du huitième mois, le clair de lune entrait largement par les fentes du toit de planches ; ce qui étonnait Genji qui n'avait jamais connu pareille habitation. L'aube était proche, car il pouvait entendre des hommes du commun s'éveillant alentour s'interpeller d'une maison à l'autre.
    - Dame, ce qu'il fait froid !
    - Rien pour les affaires, cette année ! je passerai mon tour à la campagne. Chienne de vie !
    - Eh toi, au nord, mon voisin, tu m'écoutes ?
    Elle était terriblement gênée par cette rumeur autour d'eux de gens qui se levaient et s'arrangeaient pour leurs misérables travaux. L'endroit aurait donné envie à toute personne un peu distinguée de disparaître sous terre mais elle restait sereine et paraissait ne rien entendre de ces bruits aussi pénibles, inconvenants ou blessants soient-ils ; ses manières gardaient une grâce si naïve qu'on aurait pu croire que le sinistre scandale n'était rien pour elle. Un mortier grondait, semblait-il, presqu'à leur chevet : Genji comprenait enfin ce que signifiait un tintamarre affreux. Le désordre des sons n'était pour lui qu'un fatras incompréhensible. (...) Des insectes de toutes sortes bruissaient dans le jardin et, pour Genji, qui rarement entendait même un grillon chanter dans le mur, ce concert de crissements était une étrange nouveauté (...).

    (Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji. Trad. d'après R. Tyler)

    (Genji voulant échapper au tapage, et à sa vulgarité, emmène sa conquête dans une propriété plus conforme à son rang. Mais alors, la mort, sous la forme d'un esprit, comme une nouvelle manifestation du monde inférieur, vient saisir sa bien-aimée.)

     

  • Werther

    Werther, de Massenet à l'opéra Bastille.

    Il y a au moins un très beau moment. C'est à la fin de l'acte 3 et dans le prélude enchaîné de l'acte 4 : un messager arrive, il porte un billet de Werther qui annonce son départ et demande à Albert de lui prêter ses pistolets. Albert à sa femme (tel Golaud demandant à Mélisande de lui apporter son épée au lieu de la prendre lui-même, à trois pas) : donne-les lui. Qui, moi ! Charlotte obéit. Dans l'instant qui suit, sans que rien ne sépare le geste du cri : Mon Dieu ! Faites que j'arrive avant qu'il soit trop tard ! Dans la brève disjonction s'engouffrent la nuit, le vent, la distance qui éloigne la maison de Charlotte de la chambre de Werther, tout le prélude de l'acte suivant où l'on voit Charlotte courir dans un temps horriblement dilaté.