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Mes bouquins refermés - Page 53

  • Réveillon

    Corot, Le matin.

    Dans le langage des ateliers, on appelait "réveillon" le petit point rouge apposé par le peintre pour allumer un fond endormi. Corot, dans ses paysages, fut le maître des réveillons.
    (Jean Clair, Discours de réception à l'Académie française).

  • Schubert

    A l'auditorium du musée d'Orsay.

    (Un livret qui contient le texte et la traduction des lieder est distribué à l'entrée. Au tout début du concert, on demande au public d'en tourner les pages avec précaution pour ne pas déranger la musique par des froissements continuels ; et l'audience se conforme à peu près à la consigne. En revanche rien n'est fait pour régler le ronflement des projecteurs et la négligence jure avec le soin apporté aux matériaux et à l'acoustique de la salle).

    Les deux parties du Chant du cygne de Schubert sont séparées par une entracte et quelques lieder supplémentaires, insérés à la fin du premier groupe.

    Le naturel de la voix est extraordinaire. Elle évolue, sans rupture, du ton de la conversation (à l'échelle des petites dimensions de l'auditorium) à de véritable coups de semonce en atteignant les points culminants des poèmes. Le souffle et le timbre sont les mêmes (Ni la voix ni l'air ne gardent la trace de l'ébranlement qui vient de les traverser). La cohérence du chant est ainsi à la mesure du disparate des pièces : passant de "l'horreur lucide" du Double de Heine à la sentimentalité un peu niaise du Pigeon voyageur de Seidl.

  • Jephta

    Salle Pleyel.

    Jephté a fait le voeu, s'il obtenait la victoire, de donner à Dieu ou bien d'offrir en sacrifice cela ou celui-là qui en premier, à son retour de la bataille, paraîtrait devant lui : bien évidemment (la promesse et la circonstance se confondent, l'une est l'avers de l'autre), le moment venu, c'est son unique fille qui l'accueille. O douleur ! La mère et l'amant se révoltent, le père se désole. Mais la fille ne se dérobe pas :

    Mon père, commandez : vous serez obéi

    L'action pourrait s'arrêter là, à cette fin de l'acte 2, et la suite, qui voit la promesse dénouée et la jeune fille sauvée, ne semble qu'une fausse solution, une rémission mensongère.

    Alors Jephté, accablé, accepte le sacrifice dans un long récitatif où les mots finissent par manquer : I can no more. Le choeur prend la parole How dark, O Lord, are Thy decrees et termine son triste commentaire en reportant à la maxime "Whatever is, is right." La phrase, répétée, commence par le désarroi du "Whatever is" jeté aux ténèbres  ; à quoi répond l'assurance du bref "is right". Mais la certitude a quelque chose de sinistre et sa solidité le poids d'un coup porté à la nuque.

  • Portrait

    Goya, Portrait de Don Luis Maria de Cistué.

    (Les joues sont grosses, délicates et roses comme celles d’un vieil aristocrate ; elles apparaissent  trop précises contrastant avec les couleurs vibrantes de la ceinture et de l’habit. Le sérieux de l’enfance fige les traits ; le petit garçon nous regarde bien en face.
    Mais il songe tout de même à son chien ; et tend les deux mains qui tiennent la ficelle pour que l’animal aussi tourne la tête et prenne la pose : mais, au lieu de ça, le chien regarde son maître.)

  • La chambre de Raskolnikov

    Raskolnikov entra dans son réduit et s'arrêta au milieu. "Pourquoi était-il revenu là ?" Il regarda ces papiers peints jaunâtres, déchirés, cette poussière, cette couchette... Dans la cour, on entendait des coups, violents, continuels ; comme si quelque part, quelqu'un était en train de clouer quelque chose, un clou, ou quoi... Il s'approcha de la fenêtre, monta sur la pointe des pieds et, longuement, avec une apparence d'attention extrême, il observa la cour. Mais la cour était vide, on ne voyait pas ceux qui cognaient. A gauche, dans le pavillon, on voyait çà et là des fenêtres ouvertes ; il y avait des petits pots sur les fenêtres, des géraniums rachitiques. Derrière la fenêtre, on avait accroché du linge... Tout cela il le connaissait par coeur.
    (Dostoïevski, Crime et Châtiment — trad. A Markowicz).

    Tandis que les autres, et eussent-ils été alités toute leur vie, obligent la mort à les abattre, — quand ils seraient tombés depuis longtemps d'eux-mêmes, abattus par leur propre faiblesse, ils se raccrochent encore à leur famille, parents et époux qui sont forts, aimants, bien portants, — lui, le célibataire, se résigne apparemment de son propre gré à occuper au beau milieu de la vie un espace de plus en plus restreint, et quand il meurt, le cercueil est tout juste à sa mesure.
    (Kafka, Journal (3 décembre 1911) — trad. M Robert).

  • La Mort de Saphire

    La Mort de Saphire, de Poussin.

    Saphire s'est effondrée, elle est morte, sa chair est devenue grise. Le petit groupe qui l'entoure est bouleversé, se penche sur elle, regarde vers l'apôtre dont la parole, qui vient de retentir, a suffi, semble-t-il, à la tuer. Seule à l'extrêmité gauche, une femme se détourne portant un enfant sous le bras ; elle retient encore sa compagne, l'invitant peut-être à délaisser la morte, à réserver sa compassion à d'autres. L'enfant nous regarde, suce son pouce, indifférent à l'événement.

    Saphire a menti sur le prix d'une propriété, espérant garder une partie de l'argent de la vente au lieu de le remettre à l'apôtre et à la communauté. Ses vêtements, sa parure, dénotent la richesse. Elle est la seule à porter des chaussures, elle a des rubans d'or dans les cheveux, en partie dissimulés.

    Perpendiculairement à la scène racontée, une vaste perspective monte dans la ville. De part et d'autre, les hauts bâtiments carrés semblent continuer, en y ajoutant une dimension, le dallage du premier plan. Entre eux, au-delà d'une bande grise indéterminée, il y a un bassin rempli d'eau ; puis une place, un grand escalier, une esplanade fermée sous un rocher couronné de tours. Sur cette autre rive, des figures drapées se promènent.

    L'étagement des plans place sous l'index accusateur de l'apôtre, dans l'éloignement, une scène d'aumône qui justifie la condamnation qu'il a prononcée. Une femme est allongée au bord de l'eau et tend la main ; une écuelle est posée à côté d'elle. Un homme donne d'une main et de l'autre désigne les apôtres et le petit groupe des adeptes comme la source de sa générosité.

    Un peu plus haut dans l'évangile, après la guérison d'un infirme, il est question de la pierre, que "vous, les bâtisseurs avaient dédaignée et qui est devenue la pierre d'angle". Les blocs épars autour du bassin renvoient peut-être à ces pierres rejetées. La ville opulente, au-dessus, est celle des "bâtisseurs", elle est semblable dans sa grisaille au corps mort de Saphire : à la tête brillent les fils d'or mais son visage est un masque livide et ses bras, épais et lourds, sont pleins de la pesanteur de la mort.

  • Ruches

    C'est une chose qui serre le coeur de voir ces attroupements d'hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d'avance. Tous ces groupes semblent à l'observateur qui passe et qui rêve autant de ruches sombres où des espèces d'esprits bourdonnants construisent en commun toutes sortes d'édifices ténébreux.

    (Hugo - Les Misérables).