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Mes bouquins refermés - Page 135

  • Cosi fan tutte

    A l'opéra.

    Ce matin je me range bien volontiers à l'opinion générale : elle dit qu'il y a dans Cosi fan tutte la plus belle musique (d'opéra) de Mozart, ce n'est pas peu dire. Je n'ajoute pas grand chose ; je sais qu'avec Mozart je n'ai pas besoin d'aller loin pour me retrouver les quatre fers en l'air sur l'agréable patinoire de mon commentaire.

    (Amor... Amor... Musique d'une mascarade, d'une farce mais bien malin qui y distinguera le sentiment joué du sentiment vrai, comme si tous les plis et replis de la conscience et de ses ruses, tous les étages superposés de l'ironie, de la duplicité, du mensonge se confondaient dans un au-delà du langage qui serait la musique.)

  • Tétralogie(s)

    Dans un article consacré au Ring (à l'occasion de la production de Bayreuth des années 1976-1980), Boulez (prêchant peut-être pour sa paroisse) loue Wagner pour la familiarité qu'il a développée avec ses propres œuvres  tout au long de la lente gestation de l'Anneau du Nibelung ; une indiscrétion de Cosima nous apprend qu'elles étaient souvent jouées au piano « à la maison ». Il semble (...) que cette familiarité (a permis de) stimuler, exciter, décupler son imagination et son adresse dans l'emploi de ce matériel, (...) lui évitant de réaliser par un effort laborieux et artificiel une croissance qui s'est accomplie de façon miraculeusement organique. Il cite comme autres exemples de cette méthode un musicien, Berg, et un romancier, Balzac. Mais comme souvent avec Wagner (et réciproquement), je songe à Proust. Un exemple entre cent de cet art de composer en variant, répétant, réarrangeant des thèmes travaillés de longue date : un article paru dans le Figaro en 1907 et qui a failli s'appeler « Le Snobisme et la postérité » (en passant : une formule qui pourrait servir de sous-titre à la Recherche). Après des pages consacrées au téléphone qui seront reprises dans le Côté de Guermantes, il y a - dans la partie coupée par le journal - l'évocation de ces femmes du monde qui laissent des mémoires où elles donnent à leur salon un rôle éclatant qu'il n'avait pas dans la réalité ; tandis que leurs rivales, qui régnaient dans le monde, n'ont pas eu souci d'écrire. Retentit alors le leitmotiv de Madame de Villeparisis (et de Norpois) : les personnes de ce genre ont souvent une longue liaison avec un vieil homme d'Etat qui vient causer politique avec elles tous les soirs en jouant au bézigue et qui généralement n'a pu parvenir à fixer chez elle la société élégante etc.

  • Venise à nouveau ou Vienne

    (Il y a des livres dont j’entends parler depuis longtemps, toujours avec l’envie de les lire et l’impression de les avoir cherchés en vain – sans être bien sûr rétrospectivement que cette recherche fût réelle ou de celles qu’on mène en rêve ; un matin j’ai le livre entre les mains ; et donc ce samedi …)

    A l’aube du 17 septembre 1778, le jeune Andréas de Ferschengelder arrive à Venise. Seul, ne connaissant personne, il s’adresse au premier passant dans la rue déserte, un masque, qui est un comte, en chemise sous son manteau, et qui aussitôt propose de le loger. A peine installé dans cette maison dont le chef est une enfant de quinze ans, Andréas se remémore un  épisode de son voyage depuis Vienne qui est pour lui encore l’occasion d’une honte cuisante.

    Dans le roman inachevé de Hofmannsthal (Andréas, trad. E. Badoux et J. le Rider), l'aventure en Carinthie fait penser à Kafka. Le récit, traversé de rêves, prend la forme d’un rêve. Le mauvais serviteur Gotthelf qui commande à son maître, pour qui les femmes sont un gibier, trafiquants de chevaux, est également un personnage du Médecin de campagne de Kafka (une figure de conte ?). La nuit dans la ferme rappelle Tentation au village pour les déambulations dans la maison endormie ; et la découverte d’une aristocratie, cachée et en exil chez Kafka, installée dans un lieu réel de la terre chez Hofmannsthal (pureté, liberté, innocence de la jeune fille ; mari et femme comme frère et sœur) – quoique menacée par les manigances de Gotthelf ou d’Andréas devenu son double.

    Pourtant c’est bien Hofmannsthal et son théâtre. Il y a les figures colorées des opéras de Strauss : un cousin du baron Ochs, couché dans son cercueil, entouré de six enfants illégitimes se tenant la main ; un capitaine slavon terrible pour la vaisselle, tel Mandryka senior qui un jour fit déverser des tombereaux de sel dans les rues de Vérone pour que sa belle puisse faire de la luge au mois d’août … La famille du Comte Gasparo est un reflet vénitien et sordide d’Arabella : pour renflouer les finances compromises par son père, une jeune fille organise une loterie dont le seul lot est sa virginité, tout en rêvant d’un capitaine slavon. Surtout les paroles de Romana en Carinthie sont celles de la Maréchale du Chevalier à la Rose : Devez-vous donc faire passer le temps ? Pour moi il fuit si vite ; souvent cela me fait peur. Et plus loin, on pourrait entendre : leicht muss man sein
                    mit leichtem Herzen und leichten Händen
                    halten und nehmen,
                    halten und lassen,
                    Die nicht so sind,
                    die straft das Leben, und Gott
                    und Gott erbarmt sich ihrer nicht.

    Mais pas besoin de toutes ces références pour aimer le conte ;  les détails, les fragments, les images inexpliquées, détachés, isolés dans leur beauté ou leur étrangeté : un soulier bleu, un miroir dans une chambre vide, le visage de Gotthelf par la lucarne, deux vieux qui se noient et leurs cheveux dans la rivière comme un éclair d’argent sous les saules… Andréas ressent que Tout (est) comme tombé en morceaux : l’ombre et la lumière, les visages et les mains. Quelquefois les éclats forment séquence, enchaînement d’échos ou de reflets : une phrase sinistre de Gotthelf à propos de poison ; le bruit d’un chien à qui on donne à manger dans la cour ; la vision nocturne de la bête qui meurt ; puis dans un rêve, un animal martyrisé ; plus loin, dans un souvenir d’enfance, un chiot frappé à mort. D’autres fois le fragment reste seul comme une énigme sans réponse : la chasse à l’aigle ; un père riche et sans pitié pour son fils ruiné ; un homme en noir écrivant des lettres qu’il ne reconnaît pas. La prolifération des énigmes peut s’expliquer par l’inachèvement du roman. L’inverse est également vrai. Mais le roman est-il inachevé ? oui, sur le plan de la narration, mais sur le plan des images il trouve une espèce de couronnement. Andréas est dans la rue : il attend sur le seuil d’une maison, mais un moment d’inattention fait qu’il ne sait bientôt plus dire à quelle porte dans la rangée semblable ; il s’éloigne. Au bout du passage, il y a un pont qui débouche sur une place déserte devant une église. Paraît un être contradictoire et étrange : c’est une femme et c’est un garçon ; il se tient à distance et il vous frôle ; c’est une dévote abîmée dans ses prières et c’est une catin ; elle vous poursuit et vous la poursuivez. Une seule fois, la figure trouve un équilibre instable ; elle est perchée dans une treille ; son visage en plein ciel parmi le raisin mûr. Blessée, elle tend vers Andréas des doigts tachés de sang (on ne peut s’empêcher de penser aux grappes foulées) ; un cri : je tombe ! avant de disparaître.

  • Deux points, un silence

    (j'ai laissé dans la note précédente les deux points qui viennent à la fin de la phrase du récitant ; je lisais dans les Journées de lecture de Proust : Souvent dans l'Evangile de Saint Luc, rencontrant les deux points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantique dont il est parsemé, j'ai entendu le silence du fidèle, qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme ; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporée depuis près de deux mille ans.)

  • Charpentier, Purcell

    Concert à la Cité de la Musique.

    Même lieu et presque les mêmes interprètes que le David et Jonathas de la saison passée. Un an après j'ai encore dans l'oreille les derniers mots de David :
                              J'ai perdu ce que j'aime,
                              Seigneur, pour moi tout est perdu.

    (Que le français dans Charpentier est beau ! sobre et solide comme cette seule syllabe, « qui a les fondations de bon et s'écrit comme l'eau »).

    Mais ce soir, c'est le Judicium Salomonis, en latin donc, qui même prononcé à la française (avec la froide couleur du "u" pointu) ne donne pas la même satisfaction. J'ai surtout été sensible à la brève et belle musique nocturne du rêve de Salomon et la phrase du récitant qui la suit : Nocte autem sequenti apparuit illi Deus per somnium dicens : (...)

    On retrouve ensuite avec plaisir la langue bien vivante qu'est l'anglais de Purcell.
    In guilty night (Saül demande à une sorcière de faire apparaître l'esprit de Samuel – également une scène de David et Jonathas), avec l'exaltation croissante, espoir et crainte, de Saül quand l'ombre sort des profondeurs ; et, surtout, après la malédiction de Samuel, quelques secondes d'un Farewell, oh ! Farewell de conclusion, chanté par les trois voix : déploration lumineuse, consolation – qui suffiront à notre bonheur.

  • Venise, encore

    « Le Palazzo Grassi est en ruine ! Le Palazzo Grassi est en ruine ! » clamait, péremptoire, un type assis derrière moi.

    Et comme son interlocuteur inarticulait de vagues objections : « il a acheté un hôtel particulier à Venise. Idéalement placé. Donnant sur le Grand Canal ... mais c'est une ruine. C'était une connerie de laisser Boulogne ... de toutes façons, tout est à refaire : il y en a pour des années. »

  • Ce que n'a pas vu Philippe[s]

    Chiesa/Chiusa, paronymes comme les deux battants de la porte fermée de San Giovanni Crisostomo à laquelle Philippe[s] s'est heurté dans un de ses itinéraires vénitiens : ce sera le prétexte pour montrer un détail des deux tableaux (déjà cités) qu'il y verra une autre fois.

    1/ Une Belle Vénitienne, par Sebastiano del Piombo (également pour Nabokov).
    [Marie-Madeleine, détail du Saint Jean Chrysostome avec Saints.]

    2/ Un jeune homme accablé par la splendeur de ses habits sacerdotaux, par Bellini
    [détail du Saint Jérôme avec Saint Christophe et Saint Louis]

    (En revanche, dans ce tableau, l'expression absente du Saint Christophe ne vaut pas celle, humilité et compassion ensemble, du même saint dans le retable Ferrier à Zanipolo).