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Venise à nouveau ou Vienne

(Il y a des livres dont j’entends parler depuis longtemps, toujours avec l’envie de les lire et l’impression de les avoir cherchés en vain – sans être bien sûr rétrospectivement que cette recherche fût réelle ou de celles qu’on mène en rêve ; un matin j’ai le livre entre les mains ; et donc ce samedi …)

A l’aube du 17 septembre 1778, le jeune Andréas de Ferschengelder arrive à Venise. Seul, ne connaissant personne, il s’adresse au premier passant dans la rue déserte, un masque, qui est un comte, en chemise sous son manteau, et qui aussitôt propose de le loger. A peine installé dans cette maison dont le chef est une enfant de quinze ans, Andréas se remémore un  épisode de son voyage depuis Vienne qui est pour lui encore l’occasion d’une honte cuisante.

Dans le roman inachevé de Hofmannsthal (Andréas, trad. E. Badoux et J. le Rider), l'aventure en Carinthie fait penser à Kafka. Le récit, traversé de rêves, prend la forme d’un rêve. Le mauvais serviteur Gotthelf qui commande à son maître, pour qui les femmes sont un gibier, trafiquants de chevaux, est également un personnage du Médecin de campagne de Kafka (une figure de conte ?). La nuit dans la ferme rappelle Tentation au village pour les déambulations dans la maison endormie ; et la découverte d’une aristocratie, cachée et en exil chez Kafka, installée dans un lieu réel de la terre chez Hofmannsthal (pureté, liberté, innocence de la jeune fille ; mari et femme comme frère et sœur) – quoique menacée par les manigances de Gotthelf ou d’Andréas devenu son double.

Pourtant c’est bien Hofmannsthal et son théâtre. Il y a les figures colorées des opéras de Strauss : un cousin du baron Ochs, couché dans son cercueil, entouré de six enfants illégitimes se tenant la main ; un capitaine slavon terrible pour la vaisselle, tel Mandryka senior qui un jour fit déverser des tombereaux de sel dans les rues de Vérone pour que sa belle puisse faire de la luge au mois d’août … La famille du Comte Gasparo est un reflet vénitien et sordide d’Arabella : pour renflouer les finances compromises par son père, une jeune fille organise une loterie dont le seul lot est sa virginité, tout en rêvant d’un capitaine slavon. Surtout les paroles de Romana en Carinthie sont celles de la Maréchale du Chevalier à la Rose : Devez-vous donc faire passer le temps ? Pour moi il fuit si vite ; souvent cela me fait peur. Et plus loin, on pourrait entendre : leicht muss man sein
                mit leichtem Herzen und leichten Händen
                halten und nehmen,
                halten und lassen,
                Die nicht so sind,
                die straft das Leben, und Gott
                und Gott erbarmt sich ihrer nicht.

Mais pas besoin de toutes ces références pour aimer le conte ;  les détails, les fragments, les images inexpliquées, détachés, isolés dans leur beauté ou leur étrangeté : un soulier bleu, un miroir dans une chambre vide, le visage de Gotthelf par la lucarne, deux vieux qui se noient et leurs cheveux dans la rivière comme un éclair d’argent sous les saules… Andréas ressent que Tout (est) comme tombé en morceaux : l’ombre et la lumière, les visages et les mains. Quelquefois les éclats forment séquence, enchaînement d’échos ou de reflets : une phrase sinistre de Gotthelf à propos de poison ; le bruit d’un chien à qui on donne à manger dans la cour ; la vision nocturne de la bête qui meurt ; puis dans un rêve, un animal martyrisé ; plus loin, dans un souvenir d’enfance, un chiot frappé à mort. D’autres fois le fragment reste seul comme une énigme sans réponse : la chasse à l’aigle ; un père riche et sans pitié pour son fils ruiné ; un homme en noir écrivant des lettres qu’il ne reconnaît pas. La prolifération des énigmes peut s’expliquer par l’inachèvement du roman. L’inverse est également vrai. Mais le roman est-il inachevé ? oui, sur le plan de la narration, mais sur le plan des images il trouve une espèce de couronnement. Andréas est dans la rue : il attend sur le seuil d’une maison, mais un moment d’inattention fait qu’il ne sait bientôt plus dire à quelle porte dans la rangée semblable ; il s’éloigne. Au bout du passage, il y a un pont qui débouche sur une place déserte devant une église. Paraît un être contradictoire et étrange : c’est une femme et c’est un garçon ; il se tient à distance et il vous frôle ; c’est une dévote abîmée dans ses prières et c’est une catin ; elle vous poursuit et vous la poursuivez. Une seule fois, la figure trouve un équilibre instable ; elle est perchée dans une treille ; son visage en plein ciel parmi le raisin mûr. Blessée, elle tend vers Andréas des doigts tachés de sang (on ne peut s’empêcher de penser aux grappes foulées) ; un cri : je tombe ! avant de disparaître.

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