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Mes bouquins refermés - Page 133

  • Rêve / reflets

    Marche le long du canal, avec le soleil bas. La tête est un poing serré, l'eau comme une main ouverte.

  • Le Voyageur

    Dans Instants de Grèce, de Hofmannsthal (Poésie/Gallimard - trad. JC Schneider), surtout la deuxième partie (plus que l'extase mystique de la fin face aux visages rangés en demi-cercle des Korês du Musée de l'Acropole, « je suis un dieu puisque c'est par mon regard que ces figures sont éternelles »).

    Entre Delphes et Thèbes, les voyageurs croisent un vagabond, nus pieds dans ce pays où même le plus humble chausse des semelles de bois, tête nue sous le soleil implacable. Il dit son nom : Franz Hofer, de Lauffen sur la Salzach - en route pour Trieste, rentrant chez lui. Manifestement c'est un fou. Il est malade, il va à la mort. Mais les voyageurs ne parviendront pas malgré tous leurs efforts à lui faire rebrousser chemin. Ils offrent de payer son passage sur un bateau au départ d'Athènes, pour peu qu'il les accompagne jusque là. Non : il est celui qui ne revient pas sur ses pas.

    Après avoir quitté le vagabond, le confiant à un guide, les voyageurs arrivent au point d'eau où l'homme s'était arrêté avant eux. H. s'agenouille pour boire et un sentiment s'empare de lui : sentiment de solitude, identification au vagabond en tant qu'étranger, confronté aux regards de tous ces visages étrangers. C'était là qu'il s'était agenouillé, lui aussi, quelques heures plus tôt, ce naufragé : une vie humaine qui errait, nue ; et alentour le monde entier épiait, comme un seul ennemi. Un souvenir d'enfance : d'avoir été un garçon devant qui défile la troupe, d'avoir vu la multitude des visages, chacun unique et inoubliable dans son individualité. Une question lancinante : qui suis-je ? Puis le trouble passe : je me redressai et ce geste ne fut rien d'autre que se relever après qu'on a bu à longs traits en trempant ses lèvres dans une eau courante.

    (Pour ajouter à la paraphrase : suivre l'imbrication des images. Le double comme le reflet dans un miroir - celui qu'on ne peut voir que de face. La surface de l'eau comme un miroir. Le défilement des visages comme l'écoulement de l'eau).

  • Slow man, de Coetzee (2)

    J'ai eu plus que le temps de finir Slow man, ce matin dans le bus. Alors ? rien à ajouter.

  • "They were all of them fond of quotations"

    J'ai vu les deux globes suspendus dans la nef rénovée du Grand Palais. L'un la terre, l'autre la voûte étoilée projetée sur une sphère. Aux lignes tirées parmi les constellations répondaient les nervures du dôme de verre tracées en plein ciel.

    Que veut dire cette image ? Je ne sais pas : elle finit (comme les poutrelles de fer portent le pinacle, la hampe et le drapeau) par un quatrain de la Chasse au Snark (relu à propos d'un ramequin) :

    "What's the good of Mercator's North Poles and Equators,
         Tropics, Zones, and Meridian Lines ?"
    So the Bellman would cry: and the crew would reply
         "They are merely conventional signs !"

  • Slow man, de Coetzee

    (Aussitôt dit, aussitôt fait. Je ne suis encore qu'au milieu de ma lecture du nouveau roman de Coetzee. Il n'est pas bien épais. Demain ou après-demain, sauf imprévu, j'aurai fini. Je saurai si ça m'a plu. J'en dirai peut-être alors à nouveau quelque chose. Mais la manie du dédoublement qui possède l'auteur est contagieuse. Alors un personnage fugace prend la parole, ce lecteur que j'ai de bonnes chances de ne plus être dans quelques jours, qui n'a lu que la moitié du dernier Coetzee).

    Un homme, Paul Rayment, est victime d'un accident de la circulation. Dans les moments de semi-lucidité qui suivent, sur un lit d'hôpital, s'insinuent comme une pointe les paroles du médecin : il va falloir amputer la jambe blessée. Paul est maintenant un infirme ; il prend conscience avec désespoir de sa nouvelle condition d'homme diminué, déjà vieux, seul, sans descendance, traité de façon humiliante par la société, etc. Va-t-il reprendre goût à la vie ? Une nouvelle infirmière vient s'occuper de lui, une mère de famille croate (tiens ! comme l'héroïne du chef-d’œuvre de Roth, Sabbath's Theater). Paul commence à s'intéresser à la belle et solide Marijana et à ses enfants.

    Tel est le début du roman (qui vaut mieux que ce résumé) sérieusement mené et développé jusqu'ici sans trop de surprise. Je n'en tire aucun jugement hâtif : le début de Disgrace également était convenu ; l'histoire d'un professeur d'université qui couche avec une de ses étudiantes donnait une impression de déjà lu, avant que le livre ne prenne une toute autre ampleur. Dans ces premières pages, je retrouve l'art de Coetzee : la prédilection pour les autoportraits cruels non dépourvus de dérision, qu'il partage avec Kafka. Je songe à la Métamorphose (le héros de Disgrace faisait penser à Joséphine la cantatrice). Je suis pris par l'alliance entre l'allégorie et un réalisme chevillé au corps (et à ses misères) ; j'apprécie les allusions à l'art (la Photographie), l'interrogation sur l'histoire, les racines, ce que veut dire recommencer sa vie, ailleurs ou tardivement. Mais la question reste ouverte : où cela va-t-il nous mener ?

    Surprise ! un nouveau personnage vient alors sonner à la porte de Paul. Elizabeth Costello, herself, fameux écrivain australien, doppelgänger féminin et très fatigué de Coetzee, héroïne progressivement aphasique de son précédent roman. Il l'avait laissée (dans mon souvenir) perdue dans les limbes d'une station balnéaire d'Autriche-Hongrie, ni vivante ni morte (avatar du Chasseur Gracchus) pendue parmi les fantômes des créations de Kafka et de Hofmannsthal.

    J'en suis là : j'ai peur que le livre se perde dans la gratuité d'un jeu littéraire mais je ne désespère pas. A suivre.

  • Deux images

    Deux images du Poète et l'époque présente de Hofmannsthal (Poésie / Gallimard - trad. Albert Kohn) :

    Le maître au retour d'une très longue absence se voit imposer l'épreuve d'entrer chez lui comme un mendiant et d'habiter sa propre maison sous l'escalier, sans être reconnu. Il entend sa famille le pleurer, qui le croit mort ; dans le même temps, il est maltraité, repoussé, ignoré. Mais il possède tout cela comme jamais maître ne possède sa maison - car possède-t-il les ténèbres qui reposent la nuit sur l'escalier, l'insolence du cuisinier, la morgue de l'écuyer, les soupirs de la servante la plus basse ?

    Un homme endormi se réveille à moitié en pleine nuit. Il porte alors sur lui-même un terrible regard d'acier, un regard plein de tourments. Comment survivre à ce regard ? Cela paraît impossible, même le matin ne pourra pas l'en délivrer. Et pourtant l'homme se rendort et l'oubli le sauve ; à ce regard personne, ni aujourd'hui, ni ultérieurement ne devra de réponse.

     

  • Un coin de rue

    Si je savais tenir un journal, on trouverait à la date d'hier, pour commencer, l'angle de la rue des Lavandières Sainte-Opportune et de l'avenue Victoria.

    Sainte-Opportune, ça fait penser à la « vie opportune » d'un poème des Fêtes galantes, mis en musique par Debussy. Ce qui m'arrête dans ce Clair de lune, ce n'est pas qu'il fasse rimer arbres avec marbres mais l'enjambement de « quasi tristes » dans le premier quatrain, en sorte que « quasi » finit le vers et que la danse des masques (sur le rythme 4/3/3) s'y trouve interrompue, le pas suspendu. Dans ce suspens point une tristesse qui est aussi le clair de lune, « triste » également, et le paysage du dernier quatrain (dont une première version est peut-être la fin d'un poème des Contemplations, la Fête chez Thérèse).

    Quant à la Reine Victoria, je me souviens que Virginia Woolf la trouvait entirely unaesthetic (c'est la légende d'une photo dans la Chambre claire de Barthes).

    Et alors ? Rien. Les associations d'idées sont aussi arbitraires que le croisement des noms des rues de Paris. Ou bien pourquoi je n'écris pas de journal : même si l'occasion s'y prête, dès la première circonstance, ma phrase se perd, court et finit dans le décor.