Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mes bouquins refermés - Page 87

  • L'appartement

    Nous sommes venus ici aujourd’hui non pour participer aux jeux qui s’y arrangent mais, poussés par une curiosité déjà ancienne, pour voir. C’est à Paris, un appartement. Il est à peu près vide ; les murs sont blancs, le plancher est nu. Les portes manquent dans les embrasures. Les pièces en façade donnent sur le boulevard mais les fenêtres aveuglées empêchent de voir dehors.  Le jour qui filtre par les volets ou de faibles ampoules électriques font la pénombre. Dans la première pièce, chaque élément du mobilier, identique, est aligné le long du mur, perpendiculairement au précédent, alternativement en long ou en travers, formant une espèce de râteau à trois ou quatre dents. Les meubles, couverts de nappes de papier blanc, servent d’étal où sont empilés des livres ; en-dessous, d’autres volumes, semblables, sont rangés sur des étagères. Les visiteurs qui sont là ne disent mot : en manteaux, debout contre les tables, tête baissée, ils feuillettent. Je n’ai pas retenu les titres ; ce sont de petit formats illustrés en noir et blanc, des livres anciens pour la jeunesse.

    La deuxième pièce, à droite, est vide à l’exception d’un grand tableau au mur, une œuvre d’Henri Martin. Elle représente un coin de campagne avec des arbres et des prairies. Mais la touche divisée brouille les contours ; l’impression qui domine est celle d’une trame incertaine verte et jaune. Je reste peu de temps à la regarder ; je me retourne vers la troisième pièce. Par l’ouverture de la porte, on reconnaît le cœur des opérations ; on en devine les participants : "Ils s’agitent çà et là, se lèvent et se baissent. / Ils sèment et consacrent." Passons, Passons !

    De l’autre côté s’ouvre un couloir. Il mène aux anciennes dépendances : il y a quelques dizaines d’années, le parc a été loti. Des immeubles ont été construits selon la médiocre architecture de ces années-là. Chaque tour forme un cube presque parfait, d’une dizaine d’étages, isolé dans une pelouse. Des terrasses courent le long des façades ; elles servent de débarras et leur aspect négligé renforce le sentiment général d’abandon.

  • Un bal masqué

    A l'opéra Bastille.

    Le gouverneur Riccardo est menacé par un complot ; il est par ailleurs amoureux d'Amelia, épouse de son conseiller et ami Renato. Je n'ai pas vraiment compris quelle utilité pouvait avoir la conspiration dans le livret. Les intrigues privées s'avèrent bien plus efficaces pour éliminer Riccardo (l'Histoire ici n'est que le faux nez de règlements de compte personnels). Renato finit par tuer Riccardo parce qu'il le soupçonne d'avoir couché avec sa femme. Il fait tout de même appel aux conspirateurs ; pourquoi ? (ceux-ci, toujours en embuscade prudente au fond de la scène, trouvent leur principal emploi en chantant pour Renato, à la fin du deuxième acte, cocu ! cocu !)

    La scène de voyance et de sorcellerie, au premier acte, paraîtrait également bien superflue si elle ne permettait à Riccardo de faire le malin alors qu'on lui prédit la mort : un petit air guilleret au sein d'un choeur d'effroi.

    Riccardo, Renato, Amelia (ténor, baryton, soprano) : l'action se joue donc entre ces trois personnages, ponctuée d'ensembles tonitruants, de roulements de timbale et de sonneries de trombone. Dans un beau duo d'amour, la soprano résiste au ténor avant de s'affaler selon la grande effusion des violoncelles (elle avoue qu'elle aime mais elle ne cède pas). Le baryton se désespère dans un terrible monologue que vient éclairer le souvenir des instants heureux. Enfin le ténor meurt alternant des pardons emphatiques et des visions célestes (où les violons figurent sans doute la lumière divine).

  • Le monde d'Apu

    Au cinéma, le monde d’Apu de Satyajit Ray.

    Dans les premières images, Apu prend congé de son professeur. Les deux vantaux de la porte s’ouvrent sur la lumière dehors éblouissante et une foule qui défile en criant.

    Apu sort dans le monde. Son début dans la vie va se jouer entre deux maisons : celle qu’il habite en ville, pauvre et moderne, et une autre à la campagne, belle et ancienne.
    - Chez Apu : c’est un piteux immeuble de Calcutta, au bord des voies de chemin de fer ; une seule pièce ouverte sur une terrasse et le sifflement des trains, en haut d’une cage d’escalier en béton nu ; il n’y a pas de vitres aux fenêtres ; pour les fermer, un linge troué ou des volets de bois (qu’Apu repousse sans se montrer, du bout des doigts, pour se cacher du voisin qui regarde)
    - Dans la famille de son ami : c’est loin à la campagne une riche demeure au-dessus du fleuve où passent des voiles silencieuses. Dans la grande maison, il y a de belles lampes et un superbe lit à colonnes en bois noir. La terrasse est couverte d’un portique ; la cour devant est fermée par une balustrade avec des piliers que surmonte chacun un boulet de pierre fiché sur une pointe.

    Apu est en visite dans cette seconde maison, chez son ami dont la sœur se marie. Ce jour-là, le futur arrive, en procession, dans une chaise à porteur : la caisse est posée à terre devant le seuil ; l’homme refuse d’en sortir, il reste prostré, il roule des yeux, arrache des morceaux de la coiffe nuptiale qu’il a dans les mains : de l’autre côté, par l’ouverture, le père, le beau-père, d’autres hommes viennent l’inviter à venir puis à la fin le tirent de force. Le jeune homme est fou ! la noce ne peut avoir lieu. Mais si le mariage n’a pas lieu à l’heure dite, la femme est maudite. Apu accepte de prendre la place.

    "Parti à un mariage, il revient avec la mariée". A Calcutta, les deux époux l’un derrière l’autre montent l’escalier sordide, presque en cachette. Elle marche derrière lui, silencieuse, les yeux baissés, toujours habillée depuis la noce comme une princesse. Dans la chambre, elle observe le triste paysage à travers le trou du rideau (que, vu de l’extérieur, son œil si beau vient fermer). A deux, la pauvre habitation devient un décor d’idylle.

  • Honorine, Lucrèce et Hélène

    La veille, dans une dernière discussion tout amicale, la comtesse (Octave, c’est à dire Honorine) s’était écriée :
    -  Lucrèce a écrit avec son poignard et son sang le premier mot de la charte des femmes : Liberté !

    Pauvre Honorine ! Elle se trompe ; elle n’a pas même la liberté de l’héroïne romaine : c’est une Lucrèce dont Tarquin est l’époux… Après être revenue auprès de son mari, elle meurt de désespoir en se cachant de lui ; comme elle le fait savoir discrètement à Maurice :
    J’ai dit aux médecins qui ont découvert mon secret :  – Faites-moi mourir d’une maladie plausible ; autrement, j’entraînerais mon mari.
    Il est donc convenu, entre MM. Desplein, Bianchon et moi, que je meurs d’un ramollissement de je ne sais quel os que la science a parfaitement décrit.

    Malheureuse Honorine ! sa vie comme sa mort est une perpétuelle fable : dans les années qui ont suivi sa fuite, son mari a fait courir le bruit de sa disparition dans un naufrage, au loin. A son retour au domicile conjugal, les journaux annoncèrent l’arrivée, par un paquebot anglais, de la comtesse Octave rendue à sa famille, après des événements de voyage assez naturellement inventés pour que personne ne les contestât.
    (Ressemblant en cela à l’Hélène antique, qu’une tradition fait passer en Egypte pendant qu’un fantôme est enlevé par Pâris et gardé à Troie).

  • The rape of Lucretia

    L’opéra de Britten au théâtre de l’Athénée.

    Il est, tout compte fait, peu question d’histoire romaine dans la pièce. Le roi étrusque Tarquin et les généraux romains sont frères d’arme. Les références à l’expulsion des étrusques de Rome se concentrent dans un chœur intempestif au début de la seconde partie.

    La première résume les enjeux en deux scènes : les hommes sont à l’armée ; ils boivent et se chamaillent à propos de cocufiage et de putains (la femme de Collatinus est chaste, c’est Lucrèce ; la femme de Junius ne l’est pas ; Tarquin n’a que des putains). 

    Pendant ce temps, à Rome (qui n’est pas si loin du camp de l’armée que quelques moments de chevauchée ne permettent de la rejoindre), Lucrèce et ses servantes roulent des bandes et plient le linge ; elles chantent bellement l’attente et l’amour fidèle. Surgit alors Tarquin qui demande à dormir là : Good night ! reprennent pour finir, l’un après l’autre, les femmes et Tarquin, avec une solennité et une lenteur qui « présagent sans doute une suite mauvaise à ces instants sereins. »

    Une même nuit entoure ces deux tableaux, elle est décrite par un chœur : ce sont un homme et une femme hors de l’action et hors de son temps. Leur commentaire est (bizarrement) chrétien, déplorant de loin en loin, à deux voix, l’immoralité de ce que l’on voit. Cela n’empêche pas la voix masculine de peindre avec exaltation le désir de Tarquin ; ce sont deux passages superbes :
    - la chevauchée de Tarquin entre le camp et Rome, et la traversée du Tibre dont les eaux glacées (un motif aux cordes) s’échauffent au contact du nageur
    - au début de la deuxième partie, avec accompagnement de percussions, le parcours de Tarquin dans la maison nocturne vers la chambre de Lucrèce et les brefs moments qui précédent le réveil brutal de l’épouse alors qu’elle rêve aux baisers de Collatinus.

    Le lendemain, sous un beau soleil, Lucrèce outragée se donne la mort après un monologue et une musique qui se veulent sublimes (peut-être le sont-ils, un peu plus de raffinement de la part du petit orchestre n’aurait pas été de trop.)

  • Honorine, Sarrasine

    Les derniers mots d’Honorine sont presque ceux de Sarrasine.

    A propos d’Honorine (ou de Maurice) :  – Il se trouve donc encore de grandes âmes dans ce siècle ! dit Camille Maupin qui demeura pensive, appuyée au quai, pendant quelques instants.
    « Mademoiselle des Touches, connue sous le nom de Camille Maupin dans le monde littéraire » fait partie des convives qui ont reçu la confidence de Maurice de L’Hostal. A la fin du récit du consul, elle s’exclame à propos d’Honorine : Tout ceci n'est pas la vie (…). Cette femme est une des plus rares exceptions et peut-être la plus monstrueuse de l'intelligence, une perle !

    C’est une autre monstruosité, non la vertu mais son absence, qui fait taire la marquise à la fin de Sarrasine.
    - Paris, dit-elle, est une terre bien hospitalière ; il accueille tout, et les fortunes honteuses, et les fortunes ensanglantées. Le crime et l'infamie y ont droit d'asile, y rencontrent des sympathies ; la vertu seule y est sans autels. Oui, les âmes pures ont une patrie dans le ciel ! Personne ne m'aura connue ! J'en suis fière. 
    Et la marquise resta pensive.

    A la première histoire les prodiges de la vertu (d’une femme adultère), à la seconde les prospérités de l’infamie (d’un être bien digne de pitié).

    Honorine commence par une énigme : la mélancolie du consul de France à Gênes. La clé du mystère est à Paris dans un épisode de la jeunesse du consul.
    Dans Sarrasine, les lieux sont inversés. L’énigme est parisienne, la solution est en Italie. Quelle est l’origine de la fortune de ces nouveaux-venus dans le monde, les Lanty ? qui est ce vieillard étrange qui hante leur salon ? La nouvelle est coupée en deux. Après la scène chez les Lanty (la devinette), vient le récit dans le salon de la marquise de Rochefide (l'éclaircissement). Le narrateur raconte à la marquise l’histoire du sculpteur Sarrasine. Au dix-huitième siècle, à Rome, Sarrasine tombe fou amoureux d’une chanteuse découverte à l’opéra. Il obtient un rendez-vous et passe une nuit et une journée avec elle mais, à sa déconvenue, ne peut se libérer de la compagnie d’autres artistes de la troupe. Il ne reçoit de la belle davantage qu’un baiser ; elle se refuse, le menace d’un poignard. Sarrasine décide de l’enlever le lendemain. Il découvre alors son erreur. Dans l’atelier du sculpteur, la vérité se fait jour : la Zambinella n’est pas une femme : c’est un castrat. Sarrasine veut se venger de la duperie en tuant le chanteur ; mais il tombe sous les coups des sbires envoyés par le protecteur du divo.  Le vieillard des Lanty est ce Zambinella prodigieusement enrichi par son art et par sa beauté.
    - (...) ce petit vieux est une tête génoise ! 
    - Monsieur, si ce n'est pas une indiscrétion, pourriez-vous avoir la bonté de m'expliquer ce que vous entendez par une tête génoise ? 
    - Monsieur, c'est un homme sur la vie duquel reposent d'énormes capitaux, et de sa bonne santé dépendent sans doute les revenus de cette famille.

    Honorine meurt d’amour, fidèle à sa passion pour un homme qui l’a abandonnée ; Sarrasine maudit l’amour et veut tuer celui qui l’a trompé. Tous deux vivent un bonheur factice qui est le fruit d’une illusion (la fausse liberté d’Honorine, le travesti dans Sarrasine) ; et trouvent la mort quand elle cesse (Honorine est tuée par l’amour conjugal, Sarrasine par une autre forme d’amour « établi »).
    Les deux nouvelles s’amusent de croisements entre la fiction et la réalité. Onorina ressemble à une statue (bien réelle) ; Zambinella sert de modèle à une statue (fictive) dont s’inspire Vien pour un Adonis puis Girodet pour son Endymion.
    Enfin l’une et l’autre nouvelle s’accordent pour rappeler qu’on ne raconte pas impunément  des histoires (au sens propre) : le narrateur de Sarrasine perd la marquise qu’il voulait séduire avec son récit ; la consulesse a surpris le secret de son mari en écoutant aux portes la confidence qu’il faisait à ses hôtes.

  • Honorine / Onorina

    Honorine, drame de l’adultère et de l’amour fatal, serait à comparer avec Tristan et Iseut. Comme il y a deux Iseut, il y a deux Honorine : la parisienne, femme d’Octave, dont Maurice est amoureux sans espoir ; et l’héritière génoise, Onorina Pedrotti, que Maurice épouse.

    Une héritière génoise ! cette expression pourra faire sourire à Gênes, où, par suite de l’exhérédation des filles, une femme est rarement riche ; mais Onorina Pedrotti, l’unique enfant d’un banquier sans héritiers mâles, est une exception.

    Exhérédation ? Exclusion d’un héritier d’une succession à laquelle il pourrait prétendre. Comme les prénoms, les notions voyagent de Paris à Gênes : dans un dîner chez le comte Octave, rue Payenne, M. de Grandville explique :
    Peut être la loi française serait-elle parfaite, si elle proclamait l’exhérédation des filles.
    M. de Sérizy renchérit : L’exhérédation des filles, tant qu’il y aurait des héritiers mâles, (est) une excellente modification, soit pour éviter l’abâtardissement des races, soit pour rendre les ménages plus heureux en supprimant des unions scandaleuses, en faisant rechercher uniquement les qualités morales et la beauté.

    Le narrateur anonyme (l’auteur) emprunte leur vocabulaire à ses personnages. De même le narrateur et ses personnages trouvent pareillement dans les arts (réels) des comparaisons pour les visages, les expressions et même certaines particularités anatomiques.

    Maurice décrit Honorine : - Qu’est-ce que c’est que des femmes qui s’adonnent à plusieurs amours ? me demanda (Honorine) en me regardant comme la Vierge d’Ingres regarde Louis XIII lui offrant son royaume.

    L’auteur compare Onorina à la Nuit : Onorina Pedrotti est une de ces belles Génoises, les plus magnifiques créatures de l’Italie, quand elles sont belles. Pour le tombeau de Julien, Michel-Ange prit ses modèles à Gênes. De là vient cette amplitude, cette curieuse disposition du sein dans les figures du Jour et de la Nuit, que tant de critiques trouvent exagérée, mais qui est particulière aux femmes de la Ligurie.