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Mes bouquins refermés - Page 32

  • Ministres de 1814

    En 1814, l'homme gangrené qui possédait la confiance du roi, donna à la France les ministres les plus plaisants qu'elle eût vus depuis longtemps. L'intérieur, par exemple, fut confié à un homme plus aimable à lui seul que tous les ministres un peu rudes de Napoléon, mais qui croyait fermement qu'habiter l'hôtel du ministre de l'intérieur et y dîner, c'était être ministre de l'intérieur. (...) Le roi, dans sa profonde sagesse, gémissait de l'inaction de ses ministres. Il sentait tellement la pauvreté de leur esprit qu'il se fit acheter par l'un d'eux une Biographie moderne et ne nommait à aucune place sans consulter l'article du libraire.

    (Stendhal, Vie de Napoléon).

  • Le loto de l'impératrice

    Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l'empereur et l'impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l'empereur auprès d'une petite table regardant des papiers. Au bout d'un quart d'heure de profond silence il se leva et dit : "Je suis las de travailler ; qu'on fasse entrer Costaz ; je verrai les plans des palais."

    Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L'empereur se fait expliquer les dépenses à faire l'année suivante à Fontainebleau qu'il voulait achever en cinq ans. Il lit d'abord le projet, s'interrompant pour faire des observations à M.Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu'a faits celui-ci pour un étang qu'on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport ; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres ; il les efface et se barbouille. Il se trompe ; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l'impératrice : "Hé bien, ces dames ne disent rien !" Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d'heure se passent, l'empereur se retourne encore : "Mais ces dames ne disent rien ; ma chère amie, demande un loto." L'on sonne ; le loto arrive ; l'empereur continue à calculer. Il s'est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l'emporte ; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac baisse encore plus la voix. Sa voix n'est plus qu'un remuement de lèvres. A peine les dames qui l'entourent peuvent deviner les numéros qu'il appelle. Enfin dix heures sonnent ; le triste loto est interrompu et la soirée finit.

    (Stendhal, Vie de Napoléon)

  • A l'aube

    La rencontre de Jacob avec Rachel et Léa ou le matin, de Claude Lorrain, en provenance du musée de l’Ermitage, dans l’exposition "Destins souverains" au château de Compiègne.

    (Une source invisible illumine les lointains et condense ensemble dans le ciel les nuages et l’aube. Au centre, un bosquet presque aussi haut que la toile coupe le paysage en deux : le golfe marin à gauche, les abords de la ville à droite encore endormie sous une énorme fabrique. Le grand arbre marque négativement la course où le soleil va s’élever et dissiper les ombres qui s’attardent au premier plan. A son pied la brune Rachel, habillée en bergère, embrasse la blonde Léa (Les couleurs sont inversées  par rapport au tableau de Cortone au Louvre, l'Alliance de Jacob et de Laban, où dans la figure de Rachel, encore inquiète de l’arrivée de son père, le peintre a donné une des plus sensibles figures de femme de toute la peinture). On a l’impression que Lorrain a réuni ici deux épisodes du récit biblique : la rencontre de Jacob avec Rachel, au bord du puits où elle vient faire boire le troupeau de son père, et la prémonition de l’aube où Jacob découvre dans sa couche Léa au lieu de Rachel, ayant été trompé par Laban qui, dans la nuit, a substitué l’aînée à la cadette.)

  • Le secret de Hyacinth

    Au cœur de The Princess Casamassima, il manque une scène : celle de la réunion chez Hoffendahl ; Hyacinth alors fait le serment d’accepter l’action que l’organisation terroriste lui demandera un jour d’accomplir, sacrifiant ainsi, on le comprend, sa vie à la cause. On a l’impression que l’écrivain, renâclant devant le peu de vraisemblance de la péripétie, renonce à la décrire et se contente de la rapporter indirectement. Comme le dit la princesse elle-même, tout cela apparaît comme une "mystification" de romancier :

      "You mean your famous engagement, your vow? Oh, that will never come to anything."
      "Why won't it come to anything?"
      "It's too absurd, it's too vague. It's like some silly humbug in a novel."
      "Vous me rendez la vie!" said Hyacinth, theatrically.

    Mais la princesse se trompe quand elle croit que la transaction peut être balayée à raison de son invraisemblance. Le pacte est une autre façon de rendre compte de la contradiction intime d’Hyacinth, de sa double condition de prolétaire et d'aristocrate ; Hyacinth doit perpétrer un attentat contre les classes dominantes  et, en retour, il doit mourir.  Le pacte n’est pas représenté, il s’avère le "secret" d’Hyacinth (à égalité avec sa naissance illégitime et, comme elle, connu paradoxalement d’à peu près tout le monde). Il est l’emblème où se résume sa condition, qui le frappe d’étrangeté face aux êtres et aux choses.

    Au cours du roman, il est entendu qu’Hyacinth évolue (à dire vrai il s’agit moins d’une évolution que d’un développement), qu’il se convertit à l’ordre établi, qu’il cesse de croire que l’injustice sociale légitime la destruction du monde tel qu’il est. Chez la princesse puis à Paris et en Italie, il se convainc de la beauté d’un art de vivre et des produits d’une civilisation. Cependant le pacte reste présent à l’état de hantise : un jour ou l’autre il sera requis de commettre une chose terrible.

    La menace qui pèse sur notre héros fait penser à l’argument d’un nouvelle ultérieure de James, un des plus fameuses, The Beast in the jungle. Autrefois, en Italie (c'est toujours en Italie que ce genre de choses se révèle), John Marcher a confié son secret à May Bertram : il vit dans la crainte d’un événement monstrueux qui doit le frapper un jour, il ne sait pas quand ni sous quelle forme. Il lui semble, pour ainsi dire, qu’une bête cachée dans la jungle est prête à bondir sur lui. May Bertram devient la plus proche amie de Marcher. Elle demeure la seule personne à qui il confie son secret.  Cependant les années, toute une vie, passent sans que la catastrophe redoutée ne paraisse s’accomplir. May tombe malade et meurt. Dans les dernières pages, Marcher s’effondre sur la tombe de son amie, comprenant trop tard qu’il a manqué l’amour de celle-ci. (La révélation tardive de cet aveuglement : voilà ce que le destin lui réservait !)

    Ici également, dans les ultimes pages du roman, la princesse tombe à genoux devant un corps sans vie. Elle arrive trop tard. Hyacinth Robinson s'est tiré une balle dans la poitrine. Pauvre Hyacinth ! Il est deux fois victime, cumulant dans sa courte existence la hantise de Marcher et le secret de May Bertram.

  • Hyacinth

    Hyacinth Robinson doit son prénom à son grand-père Hyacinthe Vivier, mort sur les barricades à Paris. Mais il n’est pas interdit de penser à l’Hyacinthe du mythe : beau jeune homme tué accidentellement par son bon ami, le dieu Apollon.

    Qui est l’Apollon de notre héros ? C’est à n’en pas douter Paul Muniment. Paul est un jeune ouvrier chimiste. Il passe pour extraordinaire doué, digne, nous dit-on par hyperbole, de la charge de premier ministre.  Mais il croit que la classe dominante doit être renversée, il est entièrement acquis aux idées révolutionnaires et y  apporte une intelligence froide, dénuée de sentiments. (Pour clore le registre mythologique : Paul a pour parèdre sa sœur infirme, à qui il est entièrement dévoué ; et une certaine Lady Aurora est éperdument amoureuse de lui.)

    Paul et Hyacinth participent tous les deux aux débats du Sun and Moon (sic), un club radical bavard qui réunit à Bloomsburry les mécontents de l’ordre social. Un soir, sous le regard de Paul, dans l’atmosphère surchauffée de l’arrière-salle, Hyacinth monte sur une chaise et proclame qu’il n’a pas peur de mettre sa vie en jeu pour la cause. (Paul a peu auparavant fait sensation en annonçant que le fameux terroriste Hoffendahl était à Londres et Hyacinth a regretté in petto que son ami ne l’ait pas mis dans la confidence.)

    Paul alors emmène Hyacinth chez Hoffendahl ; là-bas, Hyacinth signe le pacte fatal : il s’engage à accomplir, le jour où il sera appelé, la mission périlleuse dont on ne sort pas vivant.

    (Elle est bien inégale l’idylle entre Paul et Hyacinth ! Une scène les montre, plus tard, un dimanche, à Greenwich, allongés dans l’herbe. Hyacinth interroge timidement Paul ; quel effet ça lui fait, de savoir qu’un jour il perdra son meilleur ami ?  Paul l’envoie promener :)

    "I should think you would know by yourself, if you're going to part with me!"
    At this Hyacinth prostrated himself, tumbled over on the grass, on his face, which he buried in his arms. He remained in this attitude, saying nothing, for a long time; and while he lay there he thought, with a sudden, quick flood of association, of many strange things. Most of all, he had the sense of the brilliant, charming day; the warm stillness, touched with cries of amusement; the sweetness of loafing there, in an interval of work, with a friend who was a tremendously fine fellow, even if he didn't understand the inexpressible.

  • Le prince Casamassima

    Le prince Casamassima est une figure subalterne du roman. Il vit séparé de la princesse mais reste toujours amoureux d’elle. Habitant en Italie, il vient néanmoins de temps en temps à Londres rôder autour de la demeure de sa femme, qui refuse de le voir ; il se contente d’être reçu par Mme Grandoni. (Il faudrait ici faire l’inventaire des visites ; savoir, entre deux personnages, lequel vient voir l’autre est une indication précieuse pour comprendre l’état de leurs relations. Ainsi le désarroi d’Hyacinth quand il découvre la princesse chez les Muniment, à son retour d’Italie).

    Il y a un étrange appariement entre le prince et le plébéien Hyacinth. La ressemblance physique est sans doute vague ; tous deux  sont pourtant de type « aristocratique » et d’aspect méridional (du point de vue anglo-saxon) : Hyacinthe est à-demi français ; le prince ressemble "au portrait ancien d’un haut personnage de la cour de Naples, du temps de la vice-royauté espagnole". Les convenances veulent que l’aristocrate ignore le roturier. Mais il y a une scène remarquable vers la fin du roman où le prince empoigne violemment le jeune homme pour le forcer à voir ce qu’il voit, comme il le voit.  Un soir, le prince a secrètement suivi sa femme dans l’excursion qui la mène chez ses "amis" conspirateurs. Sans attendre son retour, le prince est revenu devant la maison qu’elle habite. Il y rencontre Hyacinthe en visite, se présente à lui et l’emmène en embuscade dans la rue déserte. Une voiture arrive et s’arrête devant la porte :

    "They have come back – they have come back! Now you can see – yes, the two!"
    (…). Hyacinth felt his arm seized by the Prince, who, hastily, by a strong effort, drew him forward several yards. At this moment a part of the agitation that possessed the unhappy Italian seemed to pass into his own blood; a wave of anxiety rushed through him – anxiety as to the relations of the two persons who had descended from the cab; he had, in short, for several instants, a very exact revelation of the state of feeling of a jealous husband.

    Et Hyacinth béant voit entrer chez la princesse son ami Paul Muniment : son mentor dans la carrière de révolutionnaire, celui par qui il a, au sens propre, sacrifié sa vie à la cause. 

  • Schubert

    Die schöne Müllerin, salle Pleyel.

    (La voix se dégage peu à peu des battements du piano ou de la légère rumeur de la salle, prenant possession de l’espace. Le public d’un concert fait quelquefois penser à ces colonies d’animalcules dont on s’est longtemps demandé s’ils constituaient ou non un seul organisme : chacun vit de sa vie propre mais, d’un coup,  tous réagissent ensemble à la puissante stimulation extérieure. Le silence s’est fait. La substance assise et sensible, qui couvre tous les planchers de l’auditorium, s’agrège en une seule oreille pour cette parole seule.  L’extrême intimité du poème est dilatée à la mesure du volume extraordinaire. Et l’on sent, on entend et on voit, comme dans Thränenregen, tout l’univers se refléter dans le ruisseau, les nuages, les étoiles et le ciel, puis)

    Da gingen die Augen mir über,
    Da ward es im Spiegel so kraus;
    Sie sprach: Es kommt ein Regen,
    Ade, ich geh nach Haus.