Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l'empereur et l'impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l'empereur auprès d'une petite table regardant des papiers. Au bout d'un quart d'heure de profond silence il se leva et dit : "Je suis las de travailler ; qu'on fasse entrer Costaz ; je verrai les plans des palais."
Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L'empereur se fait expliquer les dépenses à faire l'année suivante à Fontainebleau qu'il voulait achever en cinq ans. Il lit d'abord le projet, s'interrompant pour faire des observations à M.Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu'a faits celui-ci pour un étang qu'on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport ; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres ; il les efface et se barbouille. Il se trompe ; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l'impératrice : "Hé bien, ces dames ne disent rien !" Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d'heure se passent, l'empereur se retourne encore : "Mais ces dames ne disent rien ; ma chère amie, demande un loto." L'on sonne ; le loto arrive ; l'empereur continue à calculer. Il s'est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l'emporte ; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac baisse encore plus la voix. Sa voix n'est plus qu'un remuement de lèvres. A peine les dames qui l'entourent peuvent deviner les numéros qu'il appelle. Enfin dix heures sonnent ; le triste loto est interrompu et la soirée finit.
(Stendhal, Vie de Napoléon)