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Mes bouquins refermés - Page 28

  • Blanches et noires

    (Lisa meurt. On la revêt de "la jolie robe blanche d'une des filles de Klavdia Pétrovna". Après les funérailles, Veltchaninov bouleversé se souvient de l'enfant mort :)

    Il se recréait son petit visage pâle, se ressouvenait de chacune de ses expressions ; il se souvenait aussi d'elle dans la tombe, couverte de fleurs, et, avant, insensible, dans cette fièvre, les yeux ouverts et immobiles. Il se souvint brusquement que, alors qu'elle était déjà étendue sur la table, il avait remarqué qu'un de ses doigts avait noirci, Dieu seul savait pourquoi, pendant la maladie ; sur le coup, cela l'avait tellement tellement bouleversé, et il le plaignit si fort, ce petit doigt, que c'est là que cela lui était revenu en tête, la première fois  retrouver Pavel Pavlovitch [le père de Lisa], et le tuer  alors que, jusqu'à ce moment-là, il avait été "comme insensible".

    (La chair noircie contraste avec l'étoffe claire de la robe : ailleurs dans le roman, il est question inversement, à plusieurs reprises, d'un "coffret de famille, en bois d'ébène avec incrustation de perles". Ce coffret appartenait à Natalia Vassilievna, la mère de Lisa. Elle y cachait sa correspondance intime, les messages qu'elle a reçus de son amant Bagaoutov. Après sa mort, Pavel Pavlovitch y découvre, avec ceux-ci, une lettre écrite par sa femme et qu'elle avait finalement choisi de ne pas envoyer à son destinataire, Veltchaninov. Pavel y a lu, noir sur blanc, la révélation d'un autre secret : Veltchaninov aussi a été l'amant de sa femme ; Lisa est le fruit de leur liaison. A la fin du roman, Veltchaninov entre en possession de la lettre ; en prenant connaissance à son tour, il imagine la scène :)

    "Sans doute, lui aussi, il est devenu blême, comme un mort, se dit-il, remarquant par hasard son visage dans la glace, sans doute, il lisait, il fermait les yeux et, brusquement, il les rouvrait encore, en espérant que la lettre se transformerait en simple papier blanc... Sans doute, trois fois de suite, il a recommencé l'expérience !..."

    (L'appartement de Veltchaninov se compose de deux grandes pièces, séparées par un vestibule, l'une donnant sur rue, l'autre sur cour. Seule la première possède des doubles rideaux. Pendant les nuits blanches de Pétersbourg, l'obscurité peut être faite dans celle-ci ; dans l'autre la clarté règne aux petites heures du matin. Deux ou trois fois, Pavel Pavlovitch reste dormir chez Veltchaninov, avec lui, à l'autre  extrémité de la chambre assombrie.)

    Il faisait nuit dans la chambre (les doubles rideaux étaient complètement tirés), mais il lui sembla [à Veltchaninov] que Pavel Pavlovitch n'était pas couché, qu'il s'était redressé, qu'il était assis dans son lit.
    – Qu'est-ce qui vous arrive ? l'appela Veltchaninov.
    – L'ombre, n'est-ce pas, répliqua Pavel Pavlovitch d'une voix à peine audible, après un court silence.
    – Quoi, quelle ombre ?
     Là-bas, dans l'autre chambre, à la porte, j'ai vu, n'est-ce pas, comme une ombre.
     L'ombre de qui ? demanda Veltchaninov, après un temps de silence.
     De Natalia Vassilievna.

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari trad. A Markowicz) 

  • "Emmenez-moi"

    (Veltchaninov a enlevé Lisa à son père qui la maltraite pour la confier une famille amie, où elle est accueillie avec bonté et sollicitude, "dans une magnifique maison de campagne". Cependant la fillette tombe malade. En visite, Veltchaninov vient dans sa chambre lui dire au-revoir :)

    Lisa était couchée les yeux fermés, elle dormait sans doute ; elle allait mieux, semblait-il. Lorsque Veltchaninov se pencha doucement vers sa tête, pour, en lui faisant ses adieux, embrasser ne serait-ce qu'un petit coin de sa robe, elle ouvrit brusquement les yeux, comme si elle l'attendait, et elle lui chuchota : "Emmenez-moi d'ici."

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari - trad. A Markowicz)

  • Bach

    Concert à la Cité de la musique.

    Cantate "Ich habe genug" BWV82.

    (La voix la plus basse se révèle également la plus légère, l'annonce de la mort une joie. Le chant marque à peine une parole, se joignant aux lignes presque dansantes et uniquement sonores de la musique générale ; voici le point où l'individu s'abîme dans le sein du Sauveur. Récitatif   "Mein Gott ! wenn kömmt das schöne : Nun !"  Dans un même souffle, la phrase expire et exprime le seul moment, le bel advenu qui dit adieu.) 

  • La dernière incarnation du baron Hulot

    Le baron reste inamendable malgré son grand âge. Dans les dernières pages, justement fameuses, de la Cousine Bette, son épouse le surprend après qu’il a quitté la chambre conjugale et rejoint dans sa mansarde une horrible fille de cuisine qui lui marchande ses charmes :

    — Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et, si tu veux, tu pourras être baronne.

     

    (Dans la postérité du baron Hulot, il y a peut-être le M. de Charlus du Temps retrouvé : )

    (…) au moment où j’approchais de la chambre du baron, j’entendis une voix qui disait : « Quoi ? — Comment, répondit le baron, c’était donc la première fois ? » J’entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était, en effet, plus forte qu’elle n’est d’habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n’avait pas dix ans.

  • Le démon de l'anagramme

    (Balzac, La Cousine Bette)

    — Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville a d’immenses propriétés en Normandie, et je voudrais être son régisseur sous le nom de Thoul.

    Alors que le baron Hector Hulot d’Ervy va enfouir sa déchéance de plus en plus profond dans les cercles de la misère parisienne, où il cache ses amours, il est saisi semble-t-il par la manie de l’anagramme, et se fait appeler successivement, changeant de nom et de bonne amie à chaque dégringolade, le père Thoul, le père Thorec puis M. Vyder, écrivain public.

  • Dans le RER B

    - Arcachon : oui, tu descends à Arcachon ? non, je ne sais pas s'il s'arrête... je n'ai pas regardé. Sinon tu vas jusqu'à Bourg-la-Reine et tu prends un train dans l'autre sens.

    (Arcachon ? Arcachon ! comprendre Arcueil-Cachan).

  • Le système Bette

    Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrès de la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouait son intelligence. Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait. Mme Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la main qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. L’amour et la haine sont des sentiments qui s’alimentent par eux-mêmes ; mais, des deux, la haine a la vie la plus longue. L’amour a pour bornes des forces limitées, il tient ses pouvoirs de la vie et de la prodigalité ; la haine ressemble à la mort, à l’avarice, elle est en quelque sorte une abstraction active, au-dessus des êtres et des choses. Lisbeth, entrée dans l’existence qui lui était propre, y déployait toutes ses facultés ; elle régnait à la manière des jésuites, en puissance occulte. Aussi la régénérescence de sa personne était-elle complète. Sa figure resplendissait. Lisbeth rêvait d’être Mme la maréchale Hulot.

     

    Deux personnages-forces propulsent la Cousine Bette de Balzac : le premier animé, si l'on veut, par l'amour, le second par la haine ; d'un côté, le baron Hulot va irrésistiblement de maîtresse en maîtresse ; de l'autre, Lisbeth Fischer, le rôle titre, s’emploie à ruiner moralement et matériellement les Hulot sur qui elle veut asseoir sa domination. Les deux principes agissants du roman ne sont, à première vue, pas antagonistes : la cousine Bette profite du moteur Hulot qui brûle, comme combustible, la fortune, la position sociale et l’honneur de sa famille. Les dynamiques sont néanmoins différentes et une énergie l’emporte : Hulot mène une course inexorable qui ne s’arrête pas avec le roman ; Bette couve longtemps sous la cendre, croît peu à peu, passe par un maximum avant de diminuer et de s’éteindre (Lisbeth n’a pu triompher comme elle l’espérait en épousant le maréchal Hulot, frère aîné du baron ; disons qu’elle n’a pas su maîtriser le brasier Hulot dont les turpitudes finissent par détruire la position qu’elle espérait atteindre).

    Deux personnages complètent le système d’oppositions et d’attractions à l’œuvre dans le roman. La baronne Hulot est l’objet de l’exécration cachée de Lisbeth. Epouse exemplaire et  bafouée, elle figure le pôle domestique que le baron fuit dans ses amours centrifuges mais qui le tient attaché, jusqu’à l’ultime libération, par une obscure force de rappel. Le perpétuel tressaillement nerveux qui afflige la baronne est ainsi comme le signe rentré des divagations de son mari et de ce lien qui les unit. — Mme Marneffe est l’instrument de la vengeance de Lisbeth et les deux femmes forment également une espèce de couple, peut-être lesbien. Elle représente le pendant femelle du type Hulot : si Hulot a n femmes successives (Jenny Cadine, Josépha, la Marneffe, la petite Bijou, Elodie Chardin, Atala Judici, Agathe Piquetard), Mme Marneffe à son apogée cumule cinq maris (M. Marneffe, le comte Wenceslas Steinbock, le Brésilien, le baron Hulot, le père Crevel), dont une bonne partie des mâles de la parentèle Hulot. — Mme Marneffe et la baronne Hulot, les deux puissances passives de l’intrigue, ne se rencontrent pas (Lisbeth et Hulot vont et viennent de l’une à l’autre). Une fois, cependant, elles échangent leur rôle, à distance et sans y réussir. La baronne entreprend une pitoyable tentative de séduction du père Crevel. Mme Marneffe épouse bourgeoisement ce même Crevel et elle en meurt, empoisonnée par un amant jaloux.