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Refermés - Page 41

  • Autre oiseau

    Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait pu venir à eux, se sentaient prêts à défaillir ; car ils l'auraient mise aux pieds d'une femme dont ils avaient été dédaignés jusqu'ici, et qui auraient enfin livré le secret de son baiser et la douceur de son corps. Ils se voyaient avec elle, à la campagne jusqu'à la fin de leurs jours, dans une maison tout en bois blanc, sur le bord d'un grand fleuve. Ils auraient connu le cri du pétrel, la venue des brouillards, l'oscillation des navires, le développement des nuées, et seraient restés des heures avec son corps sur leurs genoux, à regarder la marée et s'entrechoquer les amarres, de leur terrasse, dans un fauteuil d'osier, sous une tente rayée de bleu, entre des boules de métal.

    (Une image en appelle une autre. Le pétrel remplace la chouette. La monotonie d'un cri se confond avec l'oscillation des marées. La vie brève et ratée s'éternise dans la brume, s'accomplit dans le rêve et la vision. Nous sommes toujours chez Proust, mais ici avec Flaubert - dans l'Affaire Lemoine).

  • Monotone et inimitable

    Profitons de ces quelques lignes de Chateaubriand pour citer Proust :

    J'aime lire Chateaubriand parce qu'en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d'été on entend les deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c'est qu'un poète. Il nous dit que rien n'est sur la terre, bientôt il mourra, l'oubli l'emportera ; nous sentons qu'il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes ; mais tout d'un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu'il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu'il mourra, mais qu'il vit, qu'il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui.

  • Des nouvelles

    (Vermeer - Jeune femme lisant une lettre, détail)

    Centre de l'attention des personnages et donc du message supposé du tableau, la lettre ne révèle pas son contenu et, sauf exception et mis à part les allusions génériques que peuvent fournir d'autres objets investis d'une signification iconographique précise, le peintre ne donne pas les moyens d'identifier ce contenu par la gestuelle ou la mimique des personnages. La lettre apparaît comme le centre de l'attention visuelle manifestée dans le tableau mais pour le spectateur ce centre demeure un centre vide (...).
    (Arasse - l'Ambition de Vermeer).

  • Boue et bottes

    Un détail en forme de scène muette, à la fin d'un chapitre des Ames mortes :

    Bientôt un grand calme se fit dans l'hôtel, les choses et les êtres furent plongés dans un profond sommeil. Seule une fenêtre demeura éclairée, c'était là qu'habitait le sous-lieutenant arrivé la veille de Riazan, grand amateur de bottes, car il en avait déjà commandé quatre paires et avait passé toute la journée à en essayer une cinquième. Il s'était approché plus d'une fois déjà de son lit pour les ôter et se coucher, mais en vain ; il s'asseyait, levait sa jambe et ne pouvait se lasser d'admirer la forme élégante de ses talons.

    Ces bottes font penser, par contraste, à un autre personnage fugace mais inoubliable du roman : Pélaguéia, la petite aux jambes noires, qui guide Tchitchikof et sa voiture à travers la campagne aux chemins brouillés par la pluie : une fillette d'une dizaine d'années qui se promenait devant le perron pieds nus ; ses jambes étaient si pleines de boue qu'on aurait pu de loin les prendre pour des bottes.

    (trad Marc Séménoff)

  • Sourcils

    La mort est aussi terrible, qu'elle frappe un petit ou un grand homme. La veille encore le procureur allait et venait, remuait, jouait au whist, signait des papiers et se distinguait de tous par l'épaisseur des sourcils et le clignotement de son œil. Maintenant il était étendu sans vie, son œil gauche immobile, ses sourcils remontant très haut et paraissant interroger... Que demandait le mort : pourquoi avait-il vécu, pourquoi était-il mort ? Dieu seul le savait.
    (...)
    Pavel Ivanovitch (...) poussa un soupir et se dit : « Voilà ! Il a vécu le procureur... il a vécu... vécu... et il est mort ! Les journaux annonceront cette mort douloureuse pour ses subordonnés et pour l'humanité entière, diront qu'il fut un citoyen respectable, un excellent père de famille, un mari modèle... ils broderont beaucoup, ajouteront que les pleurs des veuves et des orphelins l'ont accompagné à sa dernière demeure... Et si les hommes s'en tenaient uniquement à la vérité, le procureur... le procureur ne se distinguerait que par ses sourcils épais !...»

    (Gogol - les Ames mortes, trad. Marc Séménoff)

  • Retour au pays natal

    De très anciennes impressions revécurent en [Tentiétnikof] ; il avait oublié la beauté du pays, aussi contemplait-il avec la curiosité d'un voyageur étranger les merveilleux points de vue se déroulant à l'infini. Une violente émotion l'étreignit. La route se rétrécit, se creusa en un ravin étroit et se perdit dans une épaisse forêt de larges chênes trois fois séculaires, de peupliers, d'ormes, de mélèzes et de platanes. Il s'informa : « A qui appartient cette forêt ? - A Tentiétnikof », répondit-on.

    (Gogol - les Ames mortes, trad. Marc Séménoff)

  • Whiskers, noses, pump-handles, etc.

    A propos de moustaches, un court apologue dans Tristram Shandy de Sterne (5, 1). Nous sommes en Navarre, du temps de la Reine Marguerite. Il paraît alors une beauté à la cour, Monsieur de Croix, qui retient l'attention des dames. Cependant deux d'entre elles, la Fosseuse et la Rebours, en savent davantage sur lui que leurs compagnes et s'emploient, tout en restant dans les limites de la pudeur, à partager leur connaissance, intime, du personnage.

    The Queen of Navarre was sitting with her ladies in the painted bow-window, facing the gate of the second court, as De Croix passed through it -- He is handsome, said the Lady Baussiere. -- He has a good mien, said La Battarelle. -- He is finely shaped, said La Guyol. -- I never saw an officer of the horse-guards in my life, said La Maronette, with two such legs -- Or who stood so well upon them, said La Sabatiere ---- But he has no whiskers, cried La Fosseuse -- Not a pile, said La Rebours.

    Le succès du mot de la Fosseuse est fatal non seulement pour Monsieur de Croix mais pour le terme « moustaches » qui se trouve exclu du vocabulaire par la faute de l'association d'idées et de la même pudeur qui inspira son emploi. Conclusion et morale de l'histoire :

    'Twas plain to the whole court the word was ruined (...) ---- It made a faint stand, however for a few months ; by the expiration of which, the Sieur de Croix, finding it high time to leave Navarre for want of whiskers -- the word in course became indecent, and (after a few efforts) absolutely unfit for use.

    The best word in the best language of the best world, must have suffered under such combinations. -- The curate d'Estella wrote a book against them, setting forth the dangers of accessory ideas, and warning the Navarois against them.

    Does not all the world know, said the curate d'Estella at the conclusion of his work, that Noses ran the same fate some centuries ago in most parts of Europe, which Whiskers have now done in the kingdom of Navarre -- The evil indeed spread no further then --, but have not beds and bolsters, and night-caps and chamber-pots stood upon the brink of destruction ever since ? Are not trouse, and placket-holes, and pump-handles -- and spigots and faucets, in danger still, from the same association ? -- Chastity, by nature the gentlest of all affections -- give it but its head -- 'tis like a ramping and a roaring lion.