Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Refermés - Page 42

  • le 20 janvier

    Le 20 janvier Lenz marchait dans la montagne. Sommets et hautes pentes sous la neige, dévalant les combes, pierraille grise, pentes verdoyantes, rochers et sapins.

    Il faisait un froid humide ; l'eau ruisselait des rochers et bondissait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l'air mouillé. Des nuages gris filaient dans le ciel, mais tout si opaque - et le brouillard d'en bas s'épanchant en vapeurs lourdes et humides à travers les frondaisons, si paresseux, si pesant.

    Il avançait, indifférent, sans se soucier du chemin, tantôt en montée, tantôt en descente. Il n'éprouvait aucune fatigue, la seule chose qu'il trouvait désagréable par moments, c'était de ne pouvoir marcher sur la tête.

    Au début, il sentait une pression dans la poitrine lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise se secouait au-dessous de lui et que le brouillard engloutissait les formes, puis lorsqu'il dévoilait à moitié des membres puissants ; il sentait une pression en lui, il cherchait quelque chose, comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé ; il aurait voulu poser la terre derrière le poêle. Il ne comprenait pas pourquoi il lui fallait si longtemps pour descendre un versant, rejoindre un point éloigné ; il se disait qu'il aurait dû pouvoir mesurer toutes choses en quelques enjambées. (...)

    (Büchner - Lenz, trad. B. Kreiss)

  • L'art de battre les édredons

    Resté seul notre ami contempla son lit avec satisfaction... Celui-ci montait presque jusqu'au plafond, car Fétinia s'entendait particulièrement à battre les édredons. Pavel Ivanovitch dut monter sur une chaise pour entrer dans son lit, mais lorsqu'il s'étendit il tomba lentement presque jusqu'à terre, tandis que les plumes tournoyaient autour de lui.

    (Gogol - Les Ames mortes, trad. Marc Séménoff)

  • Hier

    Chaque nation a quelques noms qui se prennent, je ne sçay comment, en mauvaise part : et à nous Jehan, Guillaume, Benoist.

    Item, il semble y avoir en la genealogie des Princes, certains noms fatalement affectez : comme des Ptolomées à ceux d'Aegypte, des Henrys en Angleterre, Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne Aquitaine des Guillaumes, d'où l'on dit que le nom de Guienne est venu : par un froid rencontre, s'il n'y en avait d'aussi cruds dans Platon mesme.

    Item, c'est une chose legere, mais toutefois digne de memoire pour son estrangeté, et escripte par tesmoin oculaire, que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roy d'Angleterre, faisant un festin en France, l'assemblée de la noblesse y fut si grande, que pour passe-temps, s'estant divisée en bandes par la ressemblance des noms : en la premiere troupe qui fut des Guillaumes, il se trouva cent dix Chevaliers assis à table portans ce nom, sans mettre en compte les simples gentils-hommes et serviteurs.

    (Montaigne - Les Essais, livre 1, chapitre 46 - Des noms)

  • Après coup

    Au chapitre 18 de Silas Marner de George Eliot (le dénouement est proche), Godfrey rentre chez lui et annonce en tremblant à sa femme : "It's Dunstan -- my brother Dunstan, that we lost sight of sixteen years ago. We've found him -- found his body -- his skeleton."

    Nous étions sans nouvelle de Dunstan depuis le chapitre 4. Relue après coup, la dernière phrase de ce chapitre prend des sens nouveaux. "So he stepped forward into the darkness" : les ténèbres qui engloutissent Dunstan ne sont pas uniquement la nuit obscure, mais aussi le signe de l'éclipse du personnage dans la suite du récit, ou, au sens propre, le gouffre accidentel et la mort (peut-être encore l'enfer qu'il a mérité par la noirceur de ses actions).

    Il y a dans le roman des collisions entre le présent et un passé lointain. Les personnages découvrent à cette occasion que le temps a bouleversé (par des transitions invisibles) les termes d'un problème qui était resté sans changement dans leur mémoire et au cœur de leurs préoccupations. Godfrey comprend qu'il ne peut plus ravoir sa fille abandonnée il y a seize ans. Revenu dans sa ville natale, Silas constate la disparition complète de la communauté religieuse qu'il avait fuie pour une vie d'exil. (Ce passage est cité par Proust ; de là à dire que l'idée anticipe sur le Temps retrouvé...)

  • On the beach

    Fini de lire the Ebb-tide (le Reflux) de Stevenson. Dans les Mers du Sud, sur une plage, trois hommes grelottent de fièvre et de froid et rêvent de Londres (the roar of the Strand and the roar of the reef, les vagues qui se brisent sur la barrière de corail rappellent la rumeur de la ville).

    Comme un roman d'aventure : une île du Pacifique ; des naufragés s'abandonnent au désespoir ; un vaisseau paraît dans la nuit. Mais le naufrage en question est moral (une faute, une lente déchéance, un vice). Quant au véhicule (douteux) du sauvetage ou de la rédemption, il porte le drapeau jaune de la quarantaine.

  • Bleu

    Les enfants progressèrent dans ce fossé jusqu'à un endroit où il s'enfonçait sous la glace. Le fossé se transformait en galerie voûtée dans laquelle ils entrèrent et continuèrent d'avancer. Sous la voûte tout était bleu, mais d'un bleu qui ne pouvait se comparer à rien au monde, bien plus profond et plus beau que le bleu du firmament, comme de la lumière projetée à travers du verre bleu ciel (...) On était bien sous cette voûte, il y faisait bon, il n'y neigeait pas, mais cette clarté bleue était effrayante, les enfants prirent peur et rebroussèrent chemin. (Stifter - Cristal de Roche, trad B. Kreiss)

  • Deux enfants perdus dans la neige

    Noël approche. Profitons-en pour relire un des plus beaux contes de Stifter Cristal de roche (éd. Jacqueline Chambon, trad. Bernard Kreiss).

    Un petit village de montagne, très isolé. Trois heures de marche le séparent du bourg le plus proche, Millsdorf, dans une vallée plus importante. Le chemin emprunte un passage entre les hauteurs (« un pas »). Au point le plus élevé du trajet, dans la forêt, un embranchement suit la ligne de crête, mène au glacier et se termine au pied du sommet qui domine la région (nous ferons une seconde fois ce parcours).

    Le village s'appelle Gschaid et la montagne blanche qui trône au-dessus de ses toits s'appelle Gars.

    Les habitants de Gschaid sont contents de leur situation. Ils sont attachés à leur isolement qu'ils s'emploient à conserver, immuable comme le retour des saisons tel qu'il se peint dans le paysage sublime qui les entoure. Dans ce monde, il faut peu de chose pour passer pour un excentrique : ainsi le cordonnier, qui a voyagé, qui dans sa jeunesse a porté un chapeau avec deux plumes (au lieu du chapeau noir de rigueur) et un loden trop court, qui a pris pour femme une habitante de Millsdorf. Malgré l'admiration que les villageois ont pour la capacité de l'artisan et le respect qu'ils témoignent à sa femme, celle-ci et leurs deux enfants restent considérés par le village comme des étrangers ; cette appréciation n'implique rien d'hostile.

    Aucune méchanceté ; dans cet univers apparemment paisible, aucune violence. Seuls deux détails muets : le souvenir de la tête ensanglantée du cordonnier, blessure de jeunesse qui restera inexpliquée ; la stèle du chemin de Millsdorf qui se dresse sur un poteau rouge au niveau du pas, et marque le départ du sentier qui file vers la montagne : elle rappelle la mort accidentelle d'un boulanger en cet endroit.

    La veille de Noël le temps est doux, presque beau malgré la brume qui couvre le ciel. Le cordonnier et sa femme envoient leurs enfants chez les grands-parents à Millsdorf. C'est déjà une habitude : en dépit de la distance et de leur âge (ils n'ont pas dix ans), le frère et la sœur partent seuls, à pied. A l'aller ils remarquent que la stèle de l'accident est tombée (le bois du poteau est pourri). A Millsdorf, comme les journées sont courtes, la grand-mère donne le signal du retour dès la fin du déjeuner. Le temps est resté inchangé toute la journée mais, alors que les enfants sont arrivés à mi-pente, les flocons commencent à tomber. Le frère et la sœur entrent dans la forêt tout en jouant avec la neige qui rapidement recouvre le chemin, obscurcit la vue. Cependant leur marche se prolonge plus que de coutume, ils ne reconnaissent pas leur route ; elle continue de monter au lieu de redescendre vers Gschaid.