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Refermés - Page 45

  • Le dernier Contarin

    Dans la Lettre du dernier Contarin, de Hofmannsthal, l'héritier de l'illustre famille vénitienne rejette violemment l'offre que lui font quelques bienfaiteurs : abandonner un emploi subalterne à la poste italienne et revenir habiter un des palais du Grand Canal qui porte son nom. Sa vie, c'est le refus de l'aumône et tant pis si cela l'oblige à se passer de la compagnie des hommes.

    La nouvelle est inachevée : ensuite un choix de notes et variantes dans une typographie différente (l'éditeur ne donne pas davantage d'information) ; d'autres paroles du dernier Contarin, mais le ton n'est plus le même, le propos change de dimension. L'effet est troublant (comme dans l'extrait cité du Chasseur Gracchus de Kafka, remonté par Brod) : on ne sait plus qui parle.

    La possession du particulier sied à des âmes infiniment plus fraîches, plus naïves ; ce qui nous convient à nous, c'est la possession virtuelle du tout (...)

    Chaque objet que nous possédons ne fait en réalité qu'en évoquer et en remplacer un autre plus beau : chaque perle, chaque étoffe, chaque ruine antique et chaque maison est seulement un balcon d'où nos désir contemplent l'infini (...)

    Palais - domesticité - robes à traîne - dalles de marbre : tout cela crois-m'en, mes ancêtres, tout autant qu'autour d'eux, le possédaient en eux. Leur sang renfermait l'éclat métallique de ces choses, comme cette eau ces reflets d'argent, d'airain et de porphyre. Mon palais à moi, c'est mon destin. Le profond « Tu es à moi » que je dis à la lueur de la bougie qui éclaire ma feuille pendant que j'écris.

    (trad M. Michel)

  • Tétralogie(s)

    Dans un article consacré au Ring (à l'occasion de la production de Bayreuth des années 1976-1980), Boulez (prêchant peut-être pour sa paroisse) loue Wagner pour la familiarité qu'il a développée avec ses propres œuvres  tout au long de la lente gestation de l'Anneau du Nibelung ; une indiscrétion de Cosima nous apprend qu'elles étaient souvent jouées au piano « à la maison ». Il semble (...) que cette familiarité (a permis de) stimuler, exciter, décupler son imagination et son adresse dans l'emploi de ce matériel, (...) lui évitant de réaliser par un effort laborieux et artificiel une croissance qui s'est accomplie de façon miraculeusement organique. Il cite comme autres exemples de cette méthode un musicien, Berg, et un romancier, Balzac. Mais comme souvent avec Wagner (et réciproquement), je songe à Proust. Un exemple entre cent de cet art de composer en variant, répétant, réarrangeant des thèmes travaillés de longue date : un article paru dans le Figaro en 1907 et qui a failli s'appeler « Le Snobisme et la postérité » (en passant : une formule qui pourrait servir de sous-titre à la Recherche). Après des pages consacrées au téléphone qui seront reprises dans le Côté de Guermantes, il y a - dans la partie coupée par le journal - l'évocation de ces femmes du monde qui laissent des mémoires où elles donnent à leur salon un rôle éclatant qu'il n'avait pas dans la réalité ; tandis que leurs rivales, qui régnaient dans le monde, n'ont pas eu souci d'écrire. Retentit alors le leitmotiv de Madame de Villeparisis (et de Norpois) : les personnes de ce genre ont souvent une longue liaison avec un vieil homme d'Etat qui vient causer politique avec elles tous les soirs en jouant au bézigue et qui généralement n'a pu parvenir à fixer chez elle la société élégante etc.

  • Venise à nouveau ou Vienne

    (Il y a des livres dont j’entends parler depuis longtemps, toujours avec l’envie de les lire et l’impression de les avoir cherchés en vain – sans être bien sûr rétrospectivement que cette recherche fût réelle ou de celles qu’on mène en rêve ; un matin j’ai le livre entre les mains ; et donc ce samedi …)

    A l’aube du 17 septembre 1778, le jeune Andréas de Ferschengelder arrive à Venise. Seul, ne connaissant personne, il s’adresse au premier passant dans la rue déserte, un masque, qui est un comte, en chemise sous son manteau, et qui aussitôt propose de le loger. A peine installé dans cette maison dont le chef est une enfant de quinze ans, Andréas se remémore un  épisode de son voyage depuis Vienne qui est pour lui encore l’occasion d’une honte cuisante.

    Dans le roman inachevé de Hofmannsthal (Andréas, trad. E. Badoux et J. le Rider), l'aventure en Carinthie fait penser à Kafka. Le récit, traversé de rêves, prend la forme d’un rêve. Le mauvais serviteur Gotthelf qui commande à son maître, pour qui les femmes sont un gibier, trafiquants de chevaux, est également un personnage du Médecin de campagne de Kafka (une figure de conte ?). La nuit dans la ferme rappelle Tentation au village pour les déambulations dans la maison endormie ; et la découverte d’une aristocratie, cachée et en exil chez Kafka, installée dans un lieu réel de la terre chez Hofmannsthal (pureté, liberté, innocence de la jeune fille ; mari et femme comme frère et sœur) – quoique menacée par les manigances de Gotthelf ou d’Andréas devenu son double.

    Pourtant c’est bien Hofmannsthal et son théâtre. Il y a les figures colorées des opéras de Strauss : un cousin du baron Ochs, couché dans son cercueil, entouré de six enfants illégitimes se tenant la main ; un capitaine slavon terrible pour la vaisselle, tel Mandryka senior qui un jour fit déverser des tombereaux de sel dans les rues de Vérone pour que sa belle puisse faire de la luge au mois d’août … La famille du Comte Gasparo est un reflet vénitien et sordide d’Arabella : pour renflouer les finances compromises par son père, une jeune fille organise une loterie dont le seul lot est sa virginité, tout en rêvant d’un capitaine slavon. Surtout les paroles de Romana en Carinthie sont celles de la Maréchale du Chevalier à la Rose : Devez-vous donc faire passer le temps ? Pour moi il fuit si vite ; souvent cela me fait peur. Et plus loin, on pourrait entendre : leicht muss man sein
                    mit leichtem Herzen und leichten Händen
                    halten und nehmen,
                    halten und lassen,
                    Die nicht so sind,
                    die straft das Leben, und Gott
                    und Gott erbarmt sich ihrer nicht.

    Mais pas besoin de toutes ces références pour aimer le conte ;  les détails, les fragments, les images inexpliquées, détachés, isolés dans leur beauté ou leur étrangeté : un soulier bleu, un miroir dans une chambre vide, le visage de Gotthelf par la lucarne, deux vieux qui se noient et leurs cheveux dans la rivière comme un éclair d’argent sous les saules… Andréas ressent que Tout (est) comme tombé en morceaux : l’ombre et la lumière, les visages et les mains. Quelquefois les éclats forment séquence, enchaînement d’échos ou de reflets : une phrase sinistre de Gotthelf à propos de poison ; le bruit d’un chien à qui on donne à manger dans la cour ; la vision nocturne de la bête qui meurt ; puis dans un rêve, un animal martyrisé ; plus loin, dans un souvenir d’enfance, un chiot frappé à mort. D’autres fois le fragment reste seul comme une énigme sans réponse : la chasse à l’aigle ; un père riche et sans pitié pour son fils ruiné ; un homme en noir écrivant des lettres qu’il ne reconnaît pas. La prolifération des énigmes peut s’expliquer par l’inachèvement du roman. L’inverse est également vrai. Mais le roman est-il inachevé ? oui, sur le plan de la narration, mais sur le plan des images il trouve une espèce de couronnement. Andréas est dans la rue : il attend sur le seuil d’une maison, mais un moment d’inattention fait qu’il ne sait bientôt plus dire à quelle porte dans la rangée semblable ; il s’éloigne. Au bout du passage, il y a un pont qui débouche sur une place déserte devant une église. Paraît un être contradictoire et étrange : c’est une femme et c’est un garçon ; il se tient à distance et il vous frôle ; c’est une dévote abîmée dans ses prières et c’est une catin ; elle vous poursuit et vous la poursuivez. Une seule fois, la figure trouve un équilibre instable ; elle est perchée dans une treille ; son visage en plein ciel parmi le raisin mûr. Blessée, elle tend vers Andréas des doigts tachés de sang (on ne peut s’empêcher de penser aux grappes foulées) ; un cri : je tombe ! avant de disparaître.

  • Deux points, un silence

    (j'ai laissé dans la note précédente les deux points qui viennent à la fin de la phrase du récitant ; je lisais dans les Journées de lecture de Proust : Souvent dans l'Evangile de Saint Luc, rencontrant les deux points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantique dont il est parsemé, j'ai entendu le silence du fidèle, qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme ; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporée depuis près de deux mille ans.)

  • Malcesina

    Le 13 Septembre 1786, Goethe s'embarque pour une promenade sur le lac de Garde. Le soir, comme le vent a tourné, le bateau est obligé d'accoster dans le port de Malcesina, en territoire vénitien, juste après la frontière avec l'Empire d'Autriche. Le lendemain, tirant partie de son escale forcée, Goethe entreprend de faire quelques croquis de la forteresse (une ruine ; y entre qui veut).

    Mais bientôt un attroupement se forme ; les autorités arrivent ; on l'accuse d'être un espion à la solde de l'Empereur. Goethe ne se laisse pas impressionner, et improvise un petit discours où il établit un parallèle entre les ruines fameuses de l'Antiquité Romaine et celles, méconnues, du Moyen-Age. Il vante les charmes du pays et, en particulier, ce donjon qu'il est en train de dessiner. La foule sans vouloir se détourner d'un orateur si brillant (ou d'un individu si suspect) commence à se tordre le coup pour voir derrière elle un peu de cette beauté inédite et pourtant familière.

    (Et deux siècles plus tard nous continuons de loucher comme, alors, les habitants de Malcesina, lisant la description et tâchant de voir, par dessus ou à travers, en même temps, le paysage décrit).

  • Traductions

    Comment peut-on lire de la poésie en traduction ? Mais Philippe Jaccottet (toujours dans La Semaison) :

    Le poème de Mandelstam, de 1921, qui commence par le vers : Je me suis lavé, de nuit, dans la cour (ou simplement « dehors »), représente à mes yeux un modèle de poésie à opposer à presque toute celle qui s'écrit aujourd'hui (...). Réconciliant le proche et le lointain à partir des choses les plus simples, rude sans être crispé, douloureux mais sobre. D'ailleurs, aucun poète depuis des années ne m'a donné le sentiment de la « grande »  poésie comme Mandelstam, même à travers des traductions que l'on devine de valeur très inégale.

    Ci-après deux versions du poème cité. La langue est perdue, l'image demeure. Le sel et l'étoile.

  • Je me lavais dehors en pleine nuit

    Je me lavais dehors en pleine nuit.
    Le firmament brillait d'âpres étoiles.
    La cuve refroidit, pleine à ras bords,
    Et le rayon est comme du sel sur la hache.

    A double tour on a fermé la grille.
    La terre est rude en toute conscience.
    On chercherait en vain plus pure trame
    Que la vérité de la toile fraîche.

    Dans la cuve l'étoile fond comme du sel
    Et l'eau froide est de plus en plus noire,
    Et plus pure la mort, plus âcre le malheur,
    Et la terre plus cruelle et plus vraie.

    (Ossip Mandelstam - trad F Kérel)