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Refermés - Page 49

  • Yngvildr et Thorvardr

    Ce que j'aime par-dessus tout dans les sagas islandaises, je ne sais pas comment l'appeler : leur laconisme ? leur ironie ? Un exemple dans la Saga de Sturla (trad. R Boyer). Voici comment on nous raconte, tout en se limitant aux faits, selon leur arrangement apparent ou officiel, toute une histoire tue : les amours illégitimes de Yngvildr et Thorvardr ; la naissance d'un enfant ; sa substitution.

    Ce fut pendant l'hiver que Thorvardr, étant allé aux bains à Snaelingsdalr, tomba de cheval quand il dut rentrer à la maison. Il s'écorcha le pied et eut une hémorragie qui l'épuisa. Ils allèrent à Tunga et il y demeura. Yngvildr lui pansa le pied. Il resta fort longtemps à Tunga, à se faire soigner. Au printemps il était tantôt là, tantôt à Hvammr. On raconta que Thorvardr et Yngvildr se parlaient plus qu'aux autres gens, mais leurs amis discutaient le fait.

    Au printemps suivant, Thorvardr déménagea pour l'Eyjafjördr et Yngvildr s'établit à Ballara. Elle se fit construire un bâtiment qui lui servit de chambre à coucher et y passa beaucoup de temps. Elle eut mal à une jambe cet été-là et ne circula guère

    Mais en automne, une femme vint là, six semaines avant les nuits d'hiver. Elle s'appelait Thordis et était fille de Leifr. Elle était de l'Eyjafjördr. Lorsqu'elle fut restée un court moment, elle donna naissance à une enfant. Celle-ci fut appelée Sigridr, son père étant Thorsteinn Thorleifsson, un homme du nord. En automne, elle s'en alla dans le nord dans l'Eyjafjördr.

    (C'est le défaut contraire qui m'a souvent gêné dans le récit de L'Homme de la plaine, de Mann. Il ne se contente pas de montrer les choses, il les dit, et même il les répète. Un exemple : le vieux propriétaire du ranch perd la vue ; on nous le fait comprendre trois ou quatre fois . Il y a ensuite la scène impressionante où il charge et tire à l'aveuglette contre l'homme dont il croit qu'il a tué son fils. Mais l'effet de surprise est perdu.)

     

  • Bergman

    C'est la saison ; je retrouve le chemin de la rue Saint André des Arts ; je ne viens pas parfaire ma connaissance du suédois (après vingt films je n'en ai je crois que ce mot in-gen-tink qui veut dire justement rien). Je viens d'abord retrouver cette lumière particulière de crépuscule immobile, un paysage mental, la nuit d'été si claire de l'été boréal.

    J'ai de la chance, c'est justement Sourires d'une nuit d'été, et c'est très drôle.

    Le fils fait des études de théologie. Son père se moque de lui (mais il prendra sa revanche). Sa belle-mère, moins âgée que lui, et la bonne le persécutent. Il me fait penser au jeune Johann / Strindberg dans Le Fils de la servante, découvrant Offenbach :
    Le jeune homme (...), encore tremblant de ses stigmates, exténué par sa lutte contre la chair et le diable, les oreilles remplies du bruit des cloches et des cantiques, entre dans le théâtre illuminé (...) et du fond du premier balcon il voit se dérouler ces tableaux de la joyeuse époque païenne.

  • Les derniers mots de Gunnar

    Puisque j'en ai l'occasion, je renvoie aux sagas islandaises où l'intrication de la vengeance personnelle et de la Loi collective est portée à la perfection. Ce n'est pas Ransom Stoddard mais le sage Njall qui dit dans la saga qui porte son nom : c'est par les lois qu'on édifiera notre pays, mais c'est par l'illégalité qu'on le détruira.

    La vengeance se développe selon sa fatalité : gradation des offenses ; extension à la famille et au clan. La collectivité brise la chaîne des représailles par l'autorité d'une loi qui n'est le fait d'aucun état, d'aucune police, d'aucune armée.

    Dans ce monde, la valeur suprême c'est la bonne renommée. D'où la juste célébrité des dernières paroles de Gunnar de Hlidarendi dans la Saga de Njall. Les ennemis ont investi la ferme où il est retranché avec sa femme Hallgerdr et sa mère Rannveig ; Gunnar se défend vaillamment mais ses armes viennent d'être endommagées ; il s'adresse à sa femme (trad. R Boyer) :

    « Donne-moi deux mèches de tes cheveux, et tressez-les, toi et ma mère, pour en faire une corde pour mon arc. – Cela est-il important pour toi ? » dit-elle. « Il y va de ma vie, car ils ne m'auront pas tant que je pourrai me servir de mon arc. – Alors je vais te rappeler la gifle que tu m’as donnée et cela m’est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps. – Chacun sa façon d’acquérir la renommée, dit Gunnar, et je ne te le redemanderai pas. » 

    Rannveig dit : « c’est mal te conduire, et ta honte vivra longtemps. »

  • Dans les hauteurs

    Dans les hauteurs
    A défaut d'être allé là-bas, on peut toujours, ici, écouter Hölderlin :

    An Zimmern
    Die Linien des Lebens sind verschieden,
    Wie Wege sind, und wie der Berge Grenzen.
    Was hier wir sind, kann dort ein Gott ergänzen
    Mit Harmonien und ewigem Lohn und Frieden.

    (A Zimmer
    Les lignes de la vie vont différentes,
    Tels que vont les chemins, et telles les crêtes des montagnes.
    Ici ce que nous sommes, un dieu là-bas peut le parfaire
    Dans l'harmonie et la grâce éternelle et la paix.

    trad. Armel Guerne)

  • L'Empereur du Brésil

    Au musée d'Orsay. Exposition, L'Empire du Brésil et ses photographes.

    Deux vues somptueuses de la campagne à Goianas par Auguste Stahl : un chemin à travers un champ de cannes à sucre vers le village au loin ; un groupe de bâtisses, façades blanches et corps noirs, avec le détail lumineux de chaque tuile et des pinacles.

    Devant les images de Rio au dix-neuvième siècle, je ne peux que repenser au roman de Machado de Assis Dom Casmurro (trad. AM Quint). C'est dans une de ces rues peut-être que vivaient, dans des maisons mitoyennes, les deux enfants Bento et Capitou ; derrière une de ces fenêtres qu'eut lieu la mémorable séance de coiffure ; c'est dans ce jardin public que Bento, à l'instigation de la rusée Capitou, demanda à José Diaz de l'aider à échapper au séminaire ; et, dans la salle suivante, on croise même l'Empereur aux pieds duquel Bento rêva un moment de se jeter, pour qu'il vienne voir sa mère et la détourne du vœu de donner son fils à l'Eglise. Il est assis là parmi la flore de son Empire ; ses yeux sont si clairs et bienveillants qu'on ne doute pas qu'il aurait accepté, et convaincu Dona Gloria de faire plutôt de son fils un médecin.

    Grand émoi dans le voisinage : « l’Empereur est entré chez Dona Gloria ! Et pourquoi donc ? Et pourquoi pas ? » (...)

    Alors l'Empereur donnait de nouveau sa main à baiser, et sortait, suivi de nous tous ; dans la rue, un monde fou, les fenêtres bondées ; un silence surpris ; l'Empereur montait dans son carrosse, se penchait et faisait un geste d'adieu, en disant encore : « la médecine, notre Ecole ». Et le carrosse partait au milieu de l'envie et des remerciements.

  • Le voleur de Bagdad

    Au cinéma, Le Voleur de Bagdad, de Michael Powell.

    A nouveau les Mille et Une Nuits.

    L'amour, ici, c'est la réciprocité des regards. Tout commence par un œil peint sur la proue d'un navire, bleu et solitaire comme le regard de son maître, Jaffar. Malgré ses machinations, le mauvais Vizir ne parviendra pas à gagner l'amour de la belle princesse, à faire qu'elle lui abandonne son regard. Elle aime Ahmad : Ahmad l'a vue et elle a vu en retour (reflété dans l'eau) le regard d'Ahmad.

    Amour contrarié : il y a cette scène émouvante où nous voyons la princesse comprendre qu'Ahmad est devenu aveugle. Et, plus loin, à quoi sert l'œil magique, qui permet de voir tout lieu de la terre, si à travers lui on ne peut pas être vu par l'autre ? Le fidèle Abu le brisera.

    L'œil et la flèche : le sultan de Bassora ne veut pas qu'on voit le visage de sa fille. Alors pour que les regards se détournent, les cavaliers dispersent la foule ; les archers décochent leurs flèches.

    Cette flèche contre un regard fait penser à ce que Daniel Arasse écrit dans Le Détail à propos du Martyre de Saint-Sébastien d'Antonello (il voit un œil dans le nombril du saint) : et le rapport entre cet œil et la flèche profondément fichée de l'autre part de l'axe central sonne comme une réponse de la peinture à qui la regarde : retournant la visée qui a laissé sa trace sur lui, le corps fictif envisage à son tour le spectateur (...)

    Tout le passage serait à citer jusqu'à l'évocation du Martyre de Saint-Christophe de Mantegna.

    Le méchant Jaffar meurt d'un carreau d'arbalète en plein milieu du front.

  • Les Mange-pas-cher, de Bernhard

    Vous vous souvenez de Mr Casaubon dans Middlemarch de George Eliot. Cet homme d'église éminent, ce savant distingué, a entrepris un livre colossal, l’œuvre de toute une vie, rien de moins qu'une explication complète des fables de l'Antiquité. Depuis des décennies il accumule les notes et les plans. De temps en temps il publie un article préparatoire, patiemment calculé, dont le retentissement n'égale malheureusement pas l'ambition. Avec l'âge, l'angoisse grandit et le soupçon d'avoir fait fausse route. Il ne sait pas l'allemand ; et il paraît que les théories nouvelles, parues dans cette langue, périment les fondements mêmes de son travail.

    Si encore il était seul dans son labyrinthe, mais faiblesse de la chair, piège de l'orgueil, il vient d'épouser la jeune et belle et intelligente Dorothea Brooke. Elle l'admirait certes, mais depuis le mariage, si peu qu'il l'associe à son travail, il connaît le tourment de lire dans ses yeux au lieu de l'admiration l'horreur secrète du dévouement.

    Le personnage de Thomas Bernhard, Koller, meurt de son entretien avec le narrateur des Mange-pas-cher. Il a décidé de lui dire enfin l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, une Physiognomonie, ou du moins de lui en donner les premiers éléments. Car le livre final est aussi éloigné que le village d'à-côté dans le Médecin de Campagne de Kafka : pour l'atteindre Koller doit au préalable produire un écrit (...) dont l'aboutissement, (dit-il), conditionn(e) finalement un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) de fait un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) un quatrième écrit sur la physiognomonie (...) (trad. C Porcell)

    Koller se désigne lui-même comme un aventurier de l'esprit, un malade de l'esprit. Sa vie entière est vécue selon l'absolu du livre à venir. Des périls mortels la menacent : que ce soient ses parents, la société ou l'université autrichiennes. Les lieux qu'il fréquente ou qu'il fuit déterminent la possibilité ou l'anéantissement de toute pensée (tel parc, tel café, telle cantine.) Les parcours qu'il suit en claudiquant à travers le dix-neuvième arrondissement de Vienne sont des épopées de l'esprit : comme d'aller à ce chêne plutôt qu'à ce frêne ou de choisir pour sa promenade un parc plutôt qu'un autre (et effectivement ce choix a été suivi de l'accident, et de l'amputation, dont il tire la rente qui lui permet de se consacrer entièrement à son ouvrage.)

    A cette lumière, les personnages qu'il fréquente (les habitués d'une table de la Cantine Populaire Viennoise, les mange-pas-cher éponymes) sont hissés à la hauteur d'exempla universels de la Physiognomonie. L'introduction de son grand oeuvre (tout ce que nous en saurons jamais) leur est consacrée. Koller les décrit avec leur vie modeste, leur solitude, leur chimère : l'un les jeunes filles, l'autre la numismatique, le troisième les livres (Novalis, Montaigne, Spinoza, Pascal), le quatrième le snobisme. Le cinquième, dit-il, c'est lui-même. Koller peut mourir et le livre s'achever ; il a rejoint son épigraphe, une phrase de Novalis : nous cherchons l'ébauche du monde - cette ébauche, c'est nous-mêmes.