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Refermés - Page 46

  • Je me lavais de nuit dans la cour

    Je me lavais de nuit dans la cour –
    Le firmament brillait d'étoiles rêches.
    Rayon de l'étoile comme du sel sur la hache,
    Pleine à ras bords refroidissait la cuve.

    On a verrouillé le portail,
    Et la terre, en conscience, est rude, –
    Où trouver substance plus pure
    Que la vérité écrue de la toile fraîche ?

    Pareille au sel l'étoile fond dans la cuve,
    Et l'eau froide devient plus noire,
    Plus pure la mort, plus salé le malheur,
    Et la terre plus vraie, plus épouvantable.

    (Ossip Mandelstam - trad R Char et T Jolas)

  • Riva

    Un jour une barque aborde dans le port de la petite ville de Riva. En sort un brancard porté par les mariniers où une forme humaine est étendue, sous une couverture à fleurs. Ils traversent la place et entrent dans une des maisons du bord de l'eau. Seuls les enfants et les pigeons semblent marquer un peu d'intérêt à ce cortège.

    Mais bientôt arrive un individu coiffé d'un haut-de-forme avec un crêpe. Il frappe à la porte, on le fait monter jusqu'à la pièce où le corps repose entre des cierges, comme pour une veillée mortuaire. Mais l'homme couché là, avec sa barbe et ses cheveux en désordre, n'est pas mort ; il n'est pas vivant non plus. Comme il l'explique à son interlocuteur, qui est le maire de Riva : un jour qu'il pourchassait un chamois dans la Forêt Noire, il s'est tué en tombant d'un rocher. Mais, pour une raison ou une autre, le processus mortel s'est interrompu et depuis, le chasseur navigue sur les eaux terrestres.

    Max Brod qui a composé le texte que nous lisons à partir de différents fragments laissés par Kafka, place alors ces mots dans la bouche du chasseur Gracchus :
    - Personne ne lira ce que j'écris, personne ne viendra à mon aide. Si on faisait un devoir de me venir en aide, les portes de toutes les maisons resteraient fermées, toutes les fenêtres fermées ; tous garderaient le lit, la tête sous les couvertures : le monde entier comme une auberge la nuit. Ce n'est pas sans raison (....) L'idée de me venir en aide est une maladie et doit être soignée au lit.

    Le maire s'inquiète : « comptez-vous maintenant rester avec nous à Riva ? »

    (Variation très personnelle sur le thème du Hollandais Volant).

  • L'Arrière-Pays

    A et B se rencontrent une première fois dans une diligence. Parmi les autres voyageurs : deux jeunes sœurs qui voyagent avec leur père. Peu après A et B se croisent à nouveau dans une auberge de la grande ville. Ils font connaissance ; une amitié naît entre les deux étrangers en habit noir : B est venu s'occuper d'un procès, A sollicite une place.

    Un jour de désœuvrement ils décident d'aller au spectacle. Mais A propose de laisser le hasard choisir : ils écriront le nom des cinq théâtres de Vienne sur des papiers pliés qu'ils feront tirer par un valet ; celui-ci se procurera les billets ; ils iront en voiture fermée sans connaître la salle ni le programme. Assis côte à côte dans les premiers rangs de l'orchestre, ils voient avec surprise s'avancer sur la scène l'aînée des deux sœurs de la diligence. A comprend alors qu'il s'agit de l'enfant prodige, de la violoniste virtuose, Theresa Milanollo. Ravi par la musique, il ne se rend compte que fort tard de l'émotion de son compagnon, de ses larmes, de ses sanglots. Après le concert, par délicatesse, il se refuse à l'interroger.

    Les démarches des deux amis s'achèvent, et pour tous les deux, par un échec. Avant qu'ils se séparent tristement, A promet de rendre visite à B au Tyrol sur le chemin de ce voyage en Italie qu'il rêve de faire un jour.

    Des années passent. Un héritage inespéré permet enfin qu'A réalise son projet. Arrivé à Merano, dans le Tyrol, il apprend que les revers de fortune ont conduit son ami à se retirer plus au sud, sur les bords du Lac de Garde, à Riva ou dans ses environs. Mais là-bas personne ne connaît B. A ne se décourage pas ; il loue une barque et, avec le secret espoir de porter secours à son ami, il explore les rivages du lac. Un jour un jeune pêcheur reconnaît le portrait que trace A et ajoute : que B joue merveilleusement du violon. Il lui montre un sentier qui s'élève dans la montagne. Au fur et à mesure de l'ascension, le paysage se fait plus sauvage et désert. Le soir, suivant le chemin qu'on lui a indiqué, il aperçoit une silhouette dans les derniers rayons du soleil, une jeune fille avec qui il échange quelques mots, mais qu'ébloui il ne peut voir.

    Arrivé à ce point de ma (re)lecture (des Deux Sœurs, de Stifter), je m'arrête, et pour paraphraser Yves Bonnefoy, c'est moi qui suis ébloui – par cette vision de l'Arrière-Pays.

  • Mantoue

    (...) des peintures où Mantegna a accordé l'histoire des Gonzague aux arbres, aux chevaux, aux monuments et au ciel, en trouvant même, au-dessus de leur destin qui paraît d'ailleurs ici plus lourd que joyeux, la place du rêve que suscite toute trouée vers le lointain. (Jaccottet - La Semaison)

    [Mantegna - Fresques de la Chambre des époux - détail de l'oculus]

    (Arasse voit dans dans les nuages, le profil d'un visage typiquement mantegnesque, autoportrait, incertainement visible)

    (HAMLET : Do you see yonder cloud that's almost in shape of a camel ? POLONIUS : By the mass, and 'tis like a camel, indeed. HAM. : Methinks it is like a weasel. POL. : It is backed like a weasel. HAM. : Or like a whale ? POL. : Very like a whale.)

  • Italian Hours

    I write these lines with the full consciousness of having no information whatever to offer. I do not pretend to enlighten the reader ; I pretend only to give a fillip to his memory ; and I hold any writer sufficiently justified who is himself in love with his theme.

    Dans les pages d'où sont extraites ces lignes, Henry James ne fait pas beaucoup plus que donner une liste de tableaux (rappelant que Venise ce n'est pas la littérature ou la musique - quoi qu'en dise Nietzsche - mais la peinture, et que ce n'est que là qu'on peut avoir une idée du génie de Bellini, Carpaccio ou Tintoret).

    Notamment : l'Assomption, de Titien (à l'époque à l'Accademia, maintenant aux Frari) ; la Présentation de Marie au Temple, de Tintoret (à Santa Maria dell'Orto) ; le Baptême du Christ, de Cima da Conegliano (à San Giovanni in Bragora) ; la Crucifixion, de Tintoret (à la Scuola di San Rocco) ; la Vierge aux anges musiciens, de Bellini (aux Frari) ; la Pala de San Giobbe, de Bellini (à l'Accademia) ; la Pala de San Zaccaria, de Bellini (à San Zaccaria) ; Saint Jérôme, de Bellini (à San Giovanni Crisostomo) ; San Giovanni Crisostomo, de Sebastiano del Piombo (dans la même église) ; les Deux dames vénitiennes, de Carpaccio (au Musée Correr).

    Et puis encore deux œuvres jumelles de Carpaccio. Chambre, solitude, visitation divine : la lumière surnaturelle ou l'ange entrent par les ouvertures du mur de droite, réduites à des fentes par la perspective. Sainte Ursule endormie (à l'Accademia) et Saint Augustin (à la Scuola de San Giorgio degli Schiavoni).

    (Scuola di San Giorgio degli Schiavoni : un endroit magique, symbole de Venise, pour l'accord du lieu et de l'image).

  • La même chose

    Une phrase de Philippe Jaccottet dans la Semaison : je ne fais que redire la même chose toujours ; si au moins ce pouvait être de plus en plus vrai.

  • L'art du sous-entendu

    Dans la Saga des Sturlungar, avant la bataille d'Örlygsstadir (21 Août 1238), le récit ralentit pour détailler le rassemblement et l'itinéraire des armées. Alors, de façon exceptionnelle dans un texte si peu bavard, une longue série de prémonitions, rêves et visions accompagnées de poèmes déclamés, annoncent de façon plus ou moins voilée le sort des adversaires : la victoire de Gizurr, la défaite et la mort de Sturla et des siens.

    La nuit qui précède l'affrontement, les rêves visitent les deux chefs. Gizurr raconte le sien, favorable, et conclut sans vouloir se prononcer sur la valeur à accorder à l'augure : « Mieux vaut rêver que pas ».

    Cependant, chez l'adversaire :

    Sturla se réveilla alors que le soleil était levé depuis peu. Il s'assit, le visage tout en sueur.
    Il se passa la main sur la joue en disant : « les rêves n'ont aucun sens ».
      (trad R Boyer)

    On n'en saura pas plus : au lecteur d'imaginer les rêves de Sturla.

    (Dans les sagas islandaises, en général, le destin du héros peut se résumer à : il va mourir et il le sait ; et son idéal : faire malgré tout bonne figure. Il sait qu'il va mourir peut-être grâce à un rêve prémonitoire mais surtout parce que l'issue du combat est rarement douteuse. Dans ce monde, la notion d'un affrontement loyal et équilibré n'a pas de valeur. Qu'un homme seul soit attaqué par cinq adversaires, qu'il soit pris au piège et brûlé vif dans sa ferme sans pouvoir se défendre, cela ne nuit pas à la réputation des assaillants.)

    (Le rêve, le combat inégal, l'idéal héroïque : je suis à nouveau ramené au Sud de Borges.)