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Les Mange-pas-cher, de Bernhard

Vous vous souvenez de Mr Casaubon dans Middlemarch de George Eliot. Cet homme d'église éminent, ce savant distingué, a entrepris un livre colossal, l’œuvre de toute une vie, rien de moins qu'une explication complète des fables de l'Antiquité. Depuis des décennies il accumule les notes et les plans. De temps en temps il publie un article préparatoire, patiemment calculé, dont le retentissement n'égale malheureusement pas l'ambition. Avec l'âge, l'angoisse grandit et le soupçon d'avoir fait fausse route. Il ne sait pas l'allemand ; et il paraît que les théories nouvelles, parues dans cette langue, périment les fondements mêmes de son travail.

Si encore il était seul dans son labyrinthe, mais faiblesse de la chair, piège de l'orgueil, il vient d'épouser la jeune et belle et intelligente Dorothea Brooke. Elle l'admirait certes, mais depuis le mariage, si peu qu'il l'associe à son travail, il connaît le tourment de lire dans ses yeux au lieu de l'admiration l'horreur secrète du dévouement.

Le personnage de Thomas Bernhard, Koller, meurt de son entretien avec le narrateur des Mange-pas-cher. Il a décidé de lui dire enfin l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, une Physiognomonie, ou du moins de lui en donner les premiers éléments. Car le livre final est aussi éloigné que le village d'à-côté dans le Médecin de Campagne de Kafka : pour l'atteindre Koller doit au préalable produire un écrit (...) dont l'aboutissement, (dit-il), conditionn(e) finalement un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) de fait un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) un quatrième écrit sur la physiognomonie (...) (trad. C Porcell)

Koller se désigne lui-même comme un aventurier de l'esprit, un malade de l'esprit. Sa vie entière est vécue selon l'absolu du livre à venir. Des périls mortels la menacent : que ce soient ses parents, la société ou l'université autrichiennes. Les lieux qu'il fréquente ou qu'il fuit déterminent la possibilité ou l'anéantissement de toute pensée (tel parc, tel café, telle cantine.) Les parcours qu'il suit en claudiquant à travers le dix-neuvième arrondissement de Vienne sont des épopées de l'esprit : comme d'aller à ce chêne plutôt qu'à ce frêne ou de choisir pour sa promenade un parc plutôt qu'un autre (et effectivement ce choix a été suivi de l'accident, et de l'amputation, dont il tire la rente qui lui permet de se consacrer entièrement à son ouvrage.)

A cette lumière, les personnages qu'il fréquente (les habitués d'une table de la Cantine Populaire Viennoise, les mange-pas-cher éponymes) sont hissés à la hauteur d'exempla universels de la Physiognomonie. L'introduction de son grand oeuvre (tout ce que nous en saurons jamais) leur est consacrée. Koller les décrit avec leur vie modeste, leur solitude, leur chimère : l'un les jeunes filles, l'autre la numismatique, le troisième les livres (Novalis, Montaigne, Spinoza, Pascal), le quatrième le snobisme. Le cinquième, dit-il, c'est lui-même. Koller peut mourir et le livre s'achever ; il a rejoint son épigraphe, une phrase de Novalis : nous cherchons l'ébauche du monde - cette ébauche, c'est nous-mêmes.

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