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Refermés - Page 29

  • La mère de Gerstäker

    Les dernières phrases, inachevées, du Château (trad. Lortholary) :

    Dans la maison basse de Gerstäcker, la salle était faiblement éclairée par le foyer et par un reste de bougie, à la lueur de laquelle quelqu'un lisait un livre, penché dans un recoin sous les solives qui pointaient en biais. C'était la mère de Gerstäcker. Elle tendit à K. sa main tremblante et le fit s'asseoir près d'elle, elle parlait avec peine, on avait du mal à la comprendre, mais ce qu'elle disait

    (Une fois de plus, K. se retrouve auprès d'une femme, appelé à entendre de vieilles histoires, recueillir des confidences, et prêt à présenter ses arguments, débattre de ses chances ou exposer ses plans. Les femmes s'intéressent à K. ; K. a recours à elle ; même prétendument hostiles, elles sont des éducatrices et des intercesseurs. En ceci, plus encore que Frédéric Moreau, K. rappelle le Rousseau des Confessions. Les démêlés avec les hommes sont décevants ou tournent court (y compris avec le merveilleux Barnabé, y compris avec le troublant Bürgel). Avec Frieda, avec Olga, avec Pepi, avec la patronne de l'auberge du pont comme peut-être avec la patronne de l'auberge des Messieurs, les discussions peuvent se déployer, faites d'arguties et de contestations, pleines de certitudes et d'ignorances, de révélations et d'hypothèses.)

    (Amalia, à K. et Olga :) - vous racontez des histoires à propos du Château ? Vous êtes encore assis ensemble ? Et tu voulais prendre congé tout de suite, K., et maintenant il est déjà presque dix heures. De telles histoires te préoccupent-elles donc de quelque manière ?  Il y a ici des gens qui se nourrissent de telles histoires, ils s'assoient ensemble comme vous êtes assis et s'en donnent mutuellement à coeur joie (...)

  • Bleston

    La ville de Bleston est le lieu unique et la figure centrale de l'Emploi du temps : présence hostile et étouffante, c'est l'ennemie que Jacques Revel s'emploie à combattre par son récit. Bleston est, paraît-il, inspirée de Manchester. Inévitablement reviennent à l'esprit les pages impressionnantes, où Sebald (ou son narrateur) décrit la ville telle qu'il la découvre, peu après, en 1966 : la cité apparaît vide et à moitié effondrée, comme le vestige d'une ère engloutie, la capitale ruinée de la révolution industrielle anglaise.

    A Moss Side et Hulme, il y avait des rues entières où les fenêtres et les portes étaient condamnées, des quartiers complètement rasés, si bien qu'au-delà des friches ainsi créées, on pouvait apercevoir, éloignée encore d'un mile environ, la ville merveilleuse du siècle dernier, principalement composée de gigantesques immeubles victoriens abritant bureaux et entrepôts, toujours extraordinairement imposante d'aspect, mais en réalité presque totalement vidée de sa substance. (...)
    Au cours de ces errances, durant les rares heures de jour véritable où la lumière d'hiver baignait les rues et les places désertées, j'étais toujours ébranlé par l'impudeur avec laquelle la ville couleur anthracite, d'où était parti le programme d'industrialisation qui devait gagner le monde entier, exhibait aux yeux du promeneur les stigmates d'une déchéance et d'un appauvrissement devenu chroniques.
    ("Max Ferber", Les Emigrants, trad. Charbonneau).

  • L'Emploi du temps

    L'Emploi du temps, de Butor. Dans les premières pages de son récit, Jacques Revel rappelle combien, à son arrivée à Bleston (après l'occasion manquée de la première nuit, où un changement d'horaire fait rater le rendez-vous prévu), il a été sensible à l'accueil d'un collègue, James Jenkins. Jenkins a manifestement été chargé par la direction de "Matthews & Sons" d'assister le jeune français. Il l'aide dans son installation, il lui explique les tâches administratives qui constitueront le travail obscur de cette année passée en Angleterre. Mais, au-delà de sa mission, il est pour Revel, à ce début, le seul visage bienveillant dans une ville rébarbative, indifférente et ressentie comme hostile.

    La figure favorable fait penser à Barnabé, le personnage du messager, dans le Château. A sa première apparition, dans le deuxième chapitre du roman de Kafka, K. voit Barnabé ainsi : l'homme avait un visage lumineux et ouvert, ses yeux étaient extrêmement grands. Son sourire avait quelque chose d'extraordinairement encourageant ; il se passa la main sur le visage comme s'il voulait chasser ce sourire, mais il n'y parvint pas (trad. Lortholary). Et l'image de celui-là se surimpose à la physionomie du premier. Barnabé est lié par sa famille au Château ; de même Jenkins est associé aux secrets de Bleston par sa mère dont le portrait hante les sculptures de la nouvelle Cathédrale.

    D'ailleurs, par bien des côtés, à son commencement, l'Emploi du temps semble emprunter au Château : un étranger arrive dans une ville inhospitalière, une opposition incertaine pèse sur lui, l'espace se joue de lui ; de même que K., incapable d'atteindre le château, échoue d'une certaine façon dans l'étendue, Revel échoue, dans la durée, incapable de terminer le récit de son année à Bleston. Mais (à l'opposé de Kafka), dans l'aventure de Revel, le sentiment de la réalité se perd souvent, étouffé dans une trame serrée de symboles, de fables et d'images.

  • Où le nom de Dickens n'apparaît pas

    A la demande de Madame de Véhesse, six phrases à la première personne (je ne me suis malheureusement pas limité à Balzac).

    1/ La première fois que j’ai lu Splendeurs et Misères des Courtisanes, l’intrigue m’intéressait si peu qu’arrivé à la fin du volume (un tome isolé d’une Comédie Humaine) je ne me suis pas préoccupé de savoir si le roman s’arrêtait là ou non ; il en manquait pourtant la moitié. A la même époque j’ai assez rapidement renoncé à la lecture du Lys dans la vallée, écoeuré sans doute par les métaphores séveuses. Enfin je me rappelle n’avoir jamais terminé Béatrix, dégoûté par les excès du mélodrame.

    2/ En général les journaux et les correspondances me tombent des mains.

    3/ J’ai recommencé deux ou trois fois La Mort de Virgile sans jamais dépasser le premier tiers (malgré la force de tout cela : le débarquement, le poète malade emporté à travers Brindes).

    4/ J’ai abandonné Moby Dick à trente ou quarante pages de la fin (le symbolisme m’assommait).

    5/ Le style de beaucoup des essais d’Yves Bonnefoy me rebute tout à fait.

    6/ J’aimerais relire les derniers romans de James mais je me demande si j’en serais encore capable.

  • Un sens à des images

    Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche, reine de France devait passer par Strasbourg en se rendant à Paris. Les solennités par lesquelles on signale au peuple qu'il y a des grands dans le monde furent préparées avec soin et profusion, et, en ce qui me concernait, je remarquai surtout le bâtiment qu'on avait dressé dans une île du Rhin, entre deux ponts, pour la réception de la reine et sa remise entre les mains des envoyés de son époux. (...) Autant je trouvais (les) salles latérales agréables et réconfortantes, autant le salon principal me parut effrayant. On l'avait tendu en tapisseries de haute lice, beaucoup plus grandes, plus brillantes, plus riches, encadrées d'ornement entassés, et tissés d'après des tableaux de peintres français modernes.

    Je me serais fort bien fait aussi à cette manière, car mon goût et mon jugement n'étaient point portés à rien exclure entièrement : mais le sujet me révolta. Ces tableaux représentaient l'histoire de Jason, de Médée et de Créuse, et, par conséquent l'exemple du mariage le plus infortuné. A la gauche du trône, on voyait la fiancée luttant avec la mort la plus cruelle, entourée de spectateurs éplorés ; à droite, le père était saisi d'horreur, à la vue de ses enfants égorgés à ses pieds (...)

    "Quoi ! m'écriai-je sans m'inquiéter des assistants, est-il permis de mettre si inconsidérément sous les yeux d'une jeune reine, dès les premiers pas qu'elle fait dans son royaume, l'exemple des plus horribles noces qui furent peut-être jamais célébrées ? (...)" (Mes compagnons) m'assurèrent que ce n'était pas l'affaire de tout le monde de chercher un sens à des images, qu'ils n'y avaient, eux du moins, rien remarqué, et que ni la population tout entière de Strasbourg et de la contrée, si nombreuse qu'elle vînt, ni la reine elle-même et sa cour, ne tomberaient jamais dans de pareilles chimères.

    (Goethe, Poésie et Vérité, trad. Colombier)

  • Un souvenir de Philippe Jaccottet

    Imaginez une chambre en désordre et mal éclairée, encombrée d'objets inutiles comme les jouets d'un enfant, et tout le jour, et la nuit aussi bien, au-delà de la fenêtre et des minces cloisons, l'on entend les gens vivre dans la poussière de la pauvreté, avec plus de cris que de rires. Ainsi, à Paris, j'ai très longtemps entendu une femme aboyer, dès l'aube, quand je sortais péniblement du sommeil ; j'avais même cru d'abord, parce que je ne voyais jamais qu'elle et que je l'entendais sans cesse dire à quelqu'un d'invisible "Mange, allons ! mange..." (avec d'ailleurs moins de grâce), que l'homme à qui elle s'adressait était peut-être un chien attaché dans le coin de l'unique chambre où ils vivaient; je vis tout de même, après, que c'était bien un homme, tout à fait abruti par le vin. Il faut peut-être avoir habité de tels lieux pour comprendre qu'il y a des femmes qui aboient.
    ('
    Du côté de la Russie, Le Veilleur des Misérables', Ecrits pour le papier journal).

    "Oh ! Avez-vous entendu cet aboiement ?"
    Cette fois, c'était une vraie question, ménageant un silence qui fut aussitôt rompu par une voix agressive et infiniment lasse à la fois, jetant un seul mot à travers les épaisseurs de verre et de brume froide, hivernale :
    Mange ! (...)
    "J'ai cru longtemps que cette femme parlait à un chien, ou à un autre animal que j'imaginais attaché par une chaîne très courte dans l'angle qui correspond, chez elle, à celui où je me trouve en ce moment. (...)"
    (L'Obscurité)

  • Mélos

    Les Athéniens partent à la conquête d'une île des Cyclades restée indépendante, Mélos. Après leur avoir résisté quelques temps, la ville assiégée tombe : (...) à la suite d'une trahison, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves.

    L'événement n'est qu'un épisode sans conséquence de la guerre mais il prend un relief extraordinaire dans le récit en raison du dialogue sans précédent où l'historien oppose, avant le début de l'affrontement, les représentants des Athéniens et ceux des Méliens (passage célèbre, sans doute ; a-t-il jamais été porté au théâtre ou mis en musique ?).

    Les Athéniens refusent dans ce débat tout appel au sentiment, au droit et à la morale : les arguments ne doivent être évalués que selon l'intérêt réel et assuré des adversaires. Nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. (...) Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n'ont de poids que dans la mesure où les  adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n'est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner.

    Ce réalisme cynique n'est pas inédit ; c'est le ton de l'impérialisme athénien tel qu'il se fait entendre dans d'autres discours rapportés précédemment par l'historien. Mais il prend une forme presque emblématique dans ce dialogue où il redouble la force du fort et anéantit les protestations du faible ; la brutalité n'est plus seulement dans la supériorité des armes mais encore dans l'argumentation (toutes les bonnes raisons présentées par les Méliens pour qu'on les épargne seront d'abord réfutées puis démenties par les faits : innocents, ils ont tort et seront tués).