Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Refermés - Page 32

  • The Spoils of Poynton (2)

    En plus d’une occasion, dans le cours du roman, Mrs Gereth fait comprendre à son fils Owen, quelque fois fort brutalement, qu’elle souhaite le voir épouser sa protégée, Fleda Vetch. A cette condition, lui dit-elle, il pourra prendre possession des objets d’art (the spoils) que Mrs Gereth a patiemment collectionnés et dont elle refuse de se séparer bien que, depuis la mort de son mari, le fils en soit le propriétaire légal.

    Le motif rappelle un autre chantage matrimonial dans une nouvelle du même auteur, The Aspern Papers: le narrateur en est un critique littéraire ; il poursuit une vieille femme autoritaire et avare qui a été la maîtresse, soixante ans plus tôt, d’un poète célèbre et qui garde sans doute en sa possession des lettres et des manuscrits qu’elle refuse de laisser voir. La vieille dame vit seule avec sa nièce dans un palais vénitien délabré. Tout le sel de l’histoire vient de l’espèce de cour que le narrateur fait à la plus jeune pour gagner la confiance de la vieille et, en retour, du marchandage qu’on finit par lui suggérer, à sa grande confusion (il est pris à son propre piège) : le mariage avec la nièce, Miss Tina, en échange des papiers.

    Dans les deux récits, le mariage proposé ne se fait pas et le  trésor finit dans les flammes. Mais d’une histoire à l’autre, le point de vue a bien changé : Fleda Vetch, contrairement à Miss Tina, est le personnage central du roman et nous suivons le déroulement du drame selon la compréhension qu’elle en a ; en ce sens, elle se rapproche du narrateur des Aspern Papers (dont elle reprend un autre trait : la dévotion pour le trésor, au point que les mots sont presque les mêmes pour décrire le désespoir de l’un et de l’autre, quand celui-ci est détruit). Le ressort implicite de la nouvelle (la discordance entre les vues du narrateur et celles des deux femmes) devient, dans le roman, un problème trouble et indécidable. On connaît mal, dans celui-ci, les motivations d'Owen, le fils de Mrs Gereth (qui occupe une position équivalente à celle du narrateur des Aspern Papers). Les deux images contradictoires du comportement d’Owen (il est amoureux de Fleda ; il se sert de Fleda comme d’un moyen pour récupérer son bien) se superposent et  le dénouement ne permet pas au lecteur de choisir une hypothèse plutôt que l'autre. 

    (Pour continuer le jeu d’échos, on pourrait s’amuser à remonter jusqu’à la Dame de Pique de Pouchkine dont les Aspern Papers semblent être une transposition  (je ne sais pas si cela est avéré ?) et chercher à deviner sous les traits de Fleda Vetch ceux de Lisabeta Ivanovna, dame de compagnie de la terrible Comtesse Anna Fedotovna.)

  • The spoils of Poynton

    Relu The Spoils of Poynton. Il est caractéristique que, dans le roman, la victoire revienne à un personnage qui n’apparaît quasiment pas dans la suite de "scènes" qui le compose, centrée sur la figure de Fleda. Au dénouement, Mona triomphe : elle a épousé Owen malgré sa mère et, peut-être, malgré lui ; elle a dépouillé Mrs Gereth de ses trésors. (Leur disparition même, dans l’incendie de Poynton qu’on suppose l’effet de sa négligence, paraît plus cruelle pour ses rivales que pour elle). La puissance de Mona croît à mesure que l’autre partie ignore sa position, sa décision. Par moments, Mrs Gereth et Fleda semblent s’escrimer dans le vide, alternant défenses et offensives, manoeuvres et retraites à travers un champ de bataille désert. Toutes les actions et les opinions sont frappées par une profonde incertitude, menacées d’avoir trop présumé d’une hypothèse, d’avoir mal interprété un signe ou un défaut de signe, d’avoir été trop simples ou trop subtiles. L’étrange pouvoir de l’absente culmine dans la dernière rencontre, décisive, entre Fleda et Owen. Au moment où leur commun désir semble satisfait, où leur amour va l’emporter, un dernier obstacle se lève : il manque une parole de Mona, la preuve qu’elle renonce à Owen  (et cette preuve ne viendra pas). (Être invisible est une arme et, pour Fleda, avoir été vue, une faiblesse : surprise avec Owen, elle a pu apparaître comme une mauvaise femme, et, par réaction peut-être, se comporte comme une héroïne adepte du point d’honneur, ruinant ses chances.)

  • Des livres qu'on ne lira pas

    L'ange gardien de nos lectures, si grand, si expéditif économiseur de notre temps. Celui qui, devant un compte-rendu enthousiaste, un titre qu'on nous vante, un livre qu'on hésite à acheter, nous souffle à l'oreille, gentiment, décisivement, toujours obéi : "Non. Pas celui-là ! Laisse. Celui-là n'est pas de ton ressort. Celui-là n'est pas pour toi."
    Quand il m'est arrivé par la suite de me trouver dans l'obligation de vérifier, je n'ai guère eu à revenir sur le bien-fondé de cette abstention spontanée. D'autant plus difficile à expliquer qu'elle se détermine sur des indices aussi dérisoires que capricieux (...)

    (Julien Gracq - Carnets du grand chemin.)

  • Bogland

    Pays de tourbières (ou tourbières qui sont le pays) : selon le poème de Heaney, leur eau serait, par résurgence, celle de l'Atlantique où l'île est plongée ; dans leurs entrailles, comme un cellier, on aurait trouvé, cent ans après, du beurre, encore salé et blanc.

    (Mais d'autres matières s'y conservent, moins engageantes. Au milieu d'une salle du Musée national, à Dublin, parmi les présentoirs, se dressent de singuliers édicules. Leur cloison dessine une spirale ouverte par le côté et sur le dessus mais d'un enroulement et d'une hauteur tels que le centre reste invisible. On peut donc les contourner sans rien voir ou choisir d'y entrer. Il y a à l'intérieur une seule vitrine qui contient un unique morceau de vêtement, étiré et déformé, trouvé dans la tourbe.  Le cuir clair, huileux, d'un seul tenant, a été partiellement déchiqueté (quelquefois par la machine excavatrice qui l'a tiré accidentellement de sa gangue ) et s'effrange. Il constitue une combinaison épaisse et rembourrée (quoique raplatie par l'énorme et lente pression passée) qui couvre toute la forme d'un être humain : depuis le sommet du crâne, avec les orbites et les gencives, jusqu'aux phalanges et au détail des ongles jaunes. On a compris que ce n'est pas un habit qu'on a sous les yeux mais la peau elle-même et, dans le sac qu'elle forme, un corps. Tombé, jeté ou enterré dans la tourbe, il en a été tiré, bizarrement intact et transformé, pour être exposé là.)

  • Un simulacre de rêve

    Après un long préambule qui occupe presqu'un tiers de la saga, après les exploits schématiques des premières générations, les personnages principaux, leurs enfants, viennent occuper le devant de la scène. Le récit devient plus précis, plus large et plus lent. Des rêves prémonitoires et des sorts inaugurent le nouveau développement et annoncent ce qu'il sera : comme un coup de gong dont le grondement sinistre se prolonge longtemps après avoir été frappé, ils donnent à l'intrigue son arrière-plan fatal et la couleur sombre de son dénouement.  

    Olafr, père des frères adoptifs Kartjan et Bolli, fait abattre un boeuf extraordinaire (à quatre cornes).
    La nuit suivante, Olafr rêva qu'une femme venait à lui : elle était de grande taille et fâchée. Elle prit la parole : "Dors-tu ?" Il dit qu'il était éveillé. La femme dit : "Tu dors, mais cela revient au même. Tu as fait mourir mon fils et tu l'as fait venir à moi méconnaissable. Pour cette raison, il te reviendra de voir ton fils tout ensanglanté sur mes instigations. Et je choisirai pour cela celui dont je sais que la perte te sera le plus sensible." Puis la femme disparut. Olafr se réveilla et crut voir la silhouette de la femme. Il fut très frappé de ce rêve et le dit à ses amis, mais on ne l'interpréta pas de façon qui le satisfit. Il estimait que ceux qui en parlaient le mieux étaient ceux qui disaient que ce n'était qu'un simulacre de rêve qui lui était apparu là.(Laxdoela Saga - trad. R Boyer).

    (De même qu'il dit être éveillé, Olafr aimerait croire que le rêve n'en est pas un ; ce serait sinon la vérité.)

  • Nuit d'août

    An August Night

    His hands were small and warm and knowledgeable.
    When I saw them again last night, they were two ferrets,
    Playing all by themselves in a moonlit field.

    Seamus Heaney - Seeing Things

    (Le personnage de Musil voit sa mère morte venir à lui sous la forme d'un merle. Le poète reconnaît les mains de son père dans ces deux furets qui jouent au clair de lune).

  • Le merle

    Dans les Oeuvres pré-posthumes  de Musil (trad Jaccottet), "Le Merle".

    Deux amis d'enfance se retrouvent de loin en loin. A l'occasion d'une de leur rencontre, l'un d'eux fait à l'autre le récit de trois expériences décisives, éparses dans sa vie, qu'il associe entre elles sans savoir dire quel lien secret les unit. L'auteur donne à ses personnages des noms de figure géométrique ("A-un" et "A-deux"). A-un est presque entièrement silencieux. Nous saurons peu de choses de lui ; il écoute et paraît, face à l'autre, par contraste, comme un être tranquille, prudent, menant une carrière ; c'est lui qui reçoit. A-deux parle avec un détachement et une précision pareils à ceux de l'auteur, si bien qu'on pourrait les confondre. Sa vie est aventureuse et faites de ruptures. Il professe ne pas avoir accordé jusque là d'importance aux traces de son propre passé : car celles-ci appartiennent à un moi périmé, étranger au présent. A-deux n'est pas sentimental : il rompt sans ménagement les attaches amoureuses ou familiales. Il ne craint pas la mort, et même, l'a défiée pendant la Guerre ou dans ses jeux d'enfant. Il se considère lui-même avec froideur et esprit d'analyse. Pourtant les trois anecdotes qu'il raconte confinent au surnaturel ; s'y révèle mystérieusement, dans le temps, ce que le fait d'être vivant a de plus essentiel, renvoyant l'expérience de l'adulte à celle de l'enfant, nouant des liens entre générations, au-delà des caractères et des circonstances. Le merle est le principe de la première et de la dernière histoire (la plus ancienne où l'appel se fait entendre pour la première fois et la troisième, celle qui se poursuit encore dans le présent de la nouvelle). L'oiseau n'apparaît pas dans le récit central, sauf peut-être dans une image. C'est pendant la Grande Guerre, sur le front italien, dans une position isolée, devant les montagnes, la nuit.

    (...) je voyais se dresser dans l'obscurité le massif de la Brenta, bleu ciel, avec ses plis de verre. Et c'est justement dans ces nuits-là que les étoiles étaient grandes, on les aurait cru découpées dans du papier doré ou, à cause de leur scintillement gras, dans de la pâte cuite ; le ciel restait bleu jusqu'à l'aube et le mince, le virginal croissant de la lune, tout en argent ou tout en or, était couché au milieu d'elles et se fondaient en délices. Efforce-toi  d'imaginer la beauté de cela : la vie abritée n'offre rien d'aussi beau. Quelquefois, je n'y tenais plus de bonheur et de désir ; je sortais en rampant dans la nuit jusqu'aux arbres mi-partis de noir et de vert doré sous lesquels je me redressais, petite plume kaki dans le plumage de la Mort, l'oiseau tranquille au bec acéré, à la livrée mystérieuse, noire et multicolore, comme tu n'en as jamais vu.