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Refermés - Page 28

  • Orphée à rebours

    (Et que faire sinon se retourner
    Dans cette vie où rien n'est qui ne passe ?)

    (Bonnefoy, "La longue chaîne de l'ancre")

  • La mala noche

    Exposition Goya au Petit Palais. 

    Il est frappant de constater (reconnaissant la mère après avoir croisé çà et là les enfants) combien ces images en ont engendré d'autres (comme on voit dans l'une d'elles,  fameuse, une nuée de monstres s'évader du crâne d'un homme attablé, effondré, terrassé par le sommeil). L'exposition donne quelques exemples de cette descendance ; le surréalisme pourrait sans doute y figurer largement. La coïncidence fait que je lisais il y a peu de jours ceci dans le Roi Cophetua de Gracq :

    La mala noche... le mot me traversa l'esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat - enlèvement - infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s'embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuse d'enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu'aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d'une épaule, d'une tête charmante, sont tout entier ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu'on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l'effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l'anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses.

  • Les larmes de Marcellus

    (Le récit quelquefois bien morne de la deuxième guerre punique par Tite-Live s'anime pour la prise de Syracuse : les Romains tirent avantage des fêtes de Diane, comme les assiégés sont plongés dans l'ivresse ; il fait nuit, les assaillants escaladent en silence un coin désert de la muraille, ils ouvrent à revers une des portes, le clairon donne le signal de l'assaut, les premiers cris retentissent puis se répandent dans la ville...  Un tableau s'arrange. Son premier spectateur, le général victorieux, y est inclus et en indique le sens :)

    On dit que Marcellus pleura quand, une fois à l'intérieur des murs, il contempla d'une hauteur la ville qui était sans doute la plus belle du monde à cette époque : larmes de joie, parce qu'il avait réussi mais aussi d'émotion, à cause du passé glorieux de la ville. Il songeait au naufrage de la flotte athénienne, à la défaite de deux immenses armées conduites par deux généraux illustres, à tant de combats si difficiles contre les Carthaginois, à tant de tyrans et de rois si puissants et en particulier à Hiéron (...). Toutes ces images repassaient dans sa mémoire et il songea aussi que dans un instant tout allait brûler et serait réduit en cendres.(trad. A Flobert)

    (Quand, revenu à Rome, Marcellus se voit accorder les honneurs de l'ovation, le cortège glorieux du butin est précédé par un tableau représentant la chute de Syracuse.)

  • La ruche des nombres

    Art grec : art essentiellement funéraire. (...)

    Comme si la pensée de l'artiste grec, ce n'était que cette équation : moins on reconnaît de réalité aux contradictions d'une chair évidemment périssable et plus on se doit de porter à une perfection de la forme ce rapport de l'âme et du corps visible que la vie comme elle est vécue empêche de délivrer du non-être. Mais ce sont des morts, ces abeilles qui volent en silence autour de la ruche des nombres. Ce que l'on ressent l'être de la vie, de sa vocation à présence, ne ruisselle plus au travers des voies de l'Intelligible.

    (Bonnefoy - Le Grand Espace, la Grèce 3)

  • Meubles luisants

    J'aimerais un logement constitué de deux grandes pièce, avec des sols biens cirés, sans la moindre petite poussière, des murs vert tendre ou gris perle, devant ceux-ci un nouveau mobilier, noble, massif, d'une antique simplicité, luisant, aux arrêtes vives, des rideaux fait d'une soie grise semblable à du verre dépoli, encadrant les fenêtres avec de légères fronces, et que l'on peut réunir au milieu. Dans l'une des pièces, il y aurait des fenêtres immenses pour laisser entrer des masses de lumières, avec les rideaux que je viens de décrire pour une lumière intime de fin d'après-midi.
    (Stifter - Fleurs des champs, trad. S. Muller)

    (Est-ce cela le Biedermeier ?)

  • La nuit de Londres (2)

    L'ordre n'avait pas disparu ; il y avait toujours un centre, ou, plutôt, ce niveau moyen où la foule circule, où la brume fait quelquefois sous les lampes des cônes de lumière pareils à des tentes, - et c'était cela que j'essayais de rejoindre maintenant : ces campements dont les hautes tentes dessinent des cercles de clarté sur le sol des avenues, autant de foyers très peuplés où la vie consiste à regarder des visages un instant, puis à s'éloigner vers un autre foyer en écartant des rideaux de brume impalpable. J'étais un étranger dans chacune d'elles, et je passais vite, ou bien je restais sur le seuil, - pourtant j'avais été chez moi, d'une certaine manière, dans les interstices de ces immenses campements.

    (Henri Thomas - La Nuit de Londres).

  • La nuit de Londres

    De cette chambre sur le square, je n'entends guère que le vent quand il est assez fort pour agiter les feuillages des arbres, et les sirènes sur la Tamise par temps de brume ; mais quelquefois, tard dans la nuit, je ne sais quel hasard acoustique fait qu'un bruit de pas dans une des rues longeant le grand carré de l'immeuble me parvient très distinctement : je pourrais compter ces pas sur le trottoir, deviner s'ils sont d'un homme ou d'une femme, évaluer la hâte, l'inquiétude, l'hésitation de cette personne inconnue... J'ai entendu cette nuit-là un pas qui n'était ni précipité, ni hésitant, un pas vraiment quelconque, dont je peux dire seulement que c'était celui d'un homme, et dont le bruit a décru de façon régulière, mesurée, comme si tout était prévu pour le que nombre des pas que j'entendais, du premier au dernier, soit le chiffre juste dans l'ensemble de la nuit à ce moment. Je n'avais pas compté, ce chiffre ne m'importait pas, ni à personne, - seulement à la nuit. J'ai laissé la nuit faire ses comptes (...)

    (Henri Thomas - La Nuit de Londres).