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Refermés - Page 31

  • L'Obscurité

    Ne nous réveillons-nous maintes fois de notre sommeil ? nous pensons nous réveiller, nous entendons tout, voyons tout et sommes cependant endormis au plus profond de nous-mêmes, emplis des poisons secrets et salutaires du sommeil, restons étendus un petit moment et notre pensée en apparence si éveillée fixe quelque profondeur de notre existence d'un terrible regard d'acier, d'un regard plein de tourments ? Rien ne tient tête à ce regard. Comment puis-je supporter cela (...) Comment se fait-il que je vive en supportant cela et ne mette pas fin à mes jours ? Car il n'y a pas de réponse supportable. Le jour va venir avec les cloches du matin et les voix des oiseaux, la lumière va devenir vivante mais cela ne changera pas. Cependant qu'on se rendorme une seule fois et cela s'en va (....). C'est le regard perçant d'un dormeur et personne, ni aujourd'hui ni ultérieurement ne lui devra une réponse. (Hofmannsthal, Le Poète et l'époque présente, trad. A Kohn)

    L'Obscurité, de Jaccottet. Le narrateur (de ce court récit) revient après des années dans la ville qui a été le lieu de son apprentissage. Il s'enquiert de son maître et s'étonne de ne trouver pas même le souvenir de la gloire qui était la sienne. Le maître a déserté aussi la retraite heureuse qu'il s'était choisie, à la montagne. Après bien des recherches, le narrateur finit par le retrouver, seul, installé dans un  taudis de la ville, malade semble-t-il. Pendant toute une nuit (qui rappelle le "terrible regard d'acier" décrit par Hofmannsthal), il l'entend nier tout ce qui avait été la substance de son enseignement ; au lieu de la beauté constater la douleur et le vide ; se livrer à la plainte et au ressentiment.

    Le décor de cette chambre est peut-être le plus marquant : le désespéré occupe un ancien atelier d'artiste au rez-de-chaussée d'une cour intérieure. Quant le soleil bas de l'hiver a passé furtivement là-haut comme "une torche rouge", les lampes s'allument et laissent voir, à travers le feuilletage du verre, de la poussière et du crépuscule, les vies absurdes et méchantes des voisins.

  • Quarantaine

    Au début du quatrième chapitre du Tentateur de Broch (trad. Albert Kohn), un passage rappelle plus fortement Stifter (j'interromps ma lecture et laisse résonner la vieille mélodie).

    Un village dans une région de montagnes. Wetchy et le narrateur (le médecin du village) habitent deux maisons jumelles un peu à l'écart de la bourgade. La religion isole la famille Wetchy (ils sont protestants) du reste de la communauté. Un soir, au début de l'été, Wetchy vient chercher son voisin : le jeune fils est fiévreux. Craignant la contagion, le médecin emmène la petite fille, Rosa, proposant de l'héberger quelques jours.

    Les parents nous avaient suivi jusqu'à la porte d'entrée et lorsque nous fûmes à la grille du jardin ils firent des signes comme à des voyageurs qui s'en vont au loin.
    (...) Là-bas se tenait encore la petite femme dans sa robe bleu clair fanée, tache lumineuse indistincte, faisant des signes indistincts dans un monde qui n'était plus guère perceptible, baignant dans une moiteur nocturne, enfermé dans la nuit sans étoiles tendue d'une voile bas de nuages, et pendant qu'à tout hasard, je faisais un signe en réponse, je voulus, il est vrai, sans succès, aussi amener l'enfant à m'imiter : elle serrait sa poupée dans son bras, lui parlait et ne se retourna pas.

  • Rome, par la fenêtre

    Tosca me fait relire le dernier acte du Père humilié, avec sa "grande corbeille de tubéreuses". A vrai dire, il n'y a pas de rapport. Les phrases de Claudel sont plus évocatrices que la musique de Puccini :

    Moi je les aimes [ces cloches], je les connais toutes, les petites et les graves, toutes proches et celles qui sont le plus loin,
    Tant que toute la Ville Sainte autour de moi se dispose, édifiée par le son. Pures cloches, au lieu de tant de paroles ce serait bon de résonner comme elles
    Soi-même et de n'être éternellement que
    la et mi.

    Et :

    Oui. Laisse entrer ce dernier rayon si doux jusqu'à moi,
    La couleur rouge du soir.
    Laisse entrer Rome jusqu'à moi.

  • Voix vivantes et voix défuntes

    A Rio de Janeiro, vers la fin de l’empire, Aires, diplomate à la retraite, s’intéresse à une jeune veuve, Fidelia. Il note dans son Mémorial  les progrès de l’amitié qui unit celle-ci à un vieux couple sans enfants : Aguiar et son épouse, Dona Carmo. Il les fréquente tous trois et observe comment la jeune femme devient bientôt comme leur propre fille. A la même époque, Tristan, un enfant que les Aguiar avaient de la même façon adopté (et dont l’éloignement avait été pour eux un crève-cœur),  revient d’Europe. Leur bonheur est parfait. Il s’accroît encore dans les derniers temps puis (la mesure est comble) disparaît sans retour.

    Avant cela, il est question du chien d'Aguiar :

    Aguiar et moi avons échangé une poignée de main. Sur le point de le quitter, l'idée m'est venue de parler du chien enterré là, à deux pas. Je ne l'ai pas fait d'emblée mais seulement après deux ou trois allusions, si brèves qu'elles m'ont pris tout au plus une minute, même pas. Aguiar m'écoutait, ébahi et gêné :
    - Qui vous a raconté cela ?
    - Tristan.
    Je n'ai pas voulu mentionner Campos, qui m'a pourtant parlé lui aussi de l'animal. Aguiar a convenu de tout par son silence, puis en quelques mots, sans plus. Il a confirmé qu'ils s'étaient beaucoup attachés à cette petite bête et a fait allusion à la peine que sa maladie et sa mort avaient faite à Dona Carmo ; il s'est détourné un instant (...)

    (...) J'ai pris la rue de la Princesse en repensant à leur couple, sans prêter grande attention à un chien qui, au bruit de mes pas dans la rue, s'étaient mis à aboyer au fond d'une cour. Il ne manque pas de chiens qui en ont après vous, laids ou beaux, tous importuns. Comme j'approchais du Catete et que les aboiements se faisaient moins forts, il m'a semblé qu'ils m'adressaient un message : "Ami, vous ignorez ce qui m'inspire le présent discours, et cela importe peu. On aboie, on meurt : c'est le lot des chiens ; le chien d'Aguiar lui aussi aboyait, autrefois ; maintenant il n'y pense pas : c'est le lot des morts."
    Le propos m'a paru si subtil, si aigu, que j'ai préféré l'attribuer à quelque chien qui aboierait dans mon propre cerveau. Quand j'étais jeune et vivais en Europe, j'ai entendu dire de certaine cantatrice que c'était un éléphant qui avait avalé un rossignol. je crois qu'il s'agissait de la fameuse Alboni, corps énorme et voix délicieuse. j'aurai donc avalé un chien philosophe, à qui revient tout le mérite du propos. Allez savoir ce qu'un jour mon cuisinier a bien pu me faire ingurgiter. Au reste ce n'était pas la première fois que je rapprochais voix vivantes et voix défuntes.

    (Machado de Assis - le Mémorial d'Aires)

     

  • Le Désastre de Pavie, de Giono

    Tout l'emplacement de l'ancien parc n'est plus aujourd'hui qu'une vaste peupleraie dans des prairies basses, très humides, quadrillées par une multiplication de rigoles et de canaux, dont certains ont plusieurs mètres de large. Les peupliers sont cultivés, alignés et soignés, certaines parcelles en portent des quinconces serrés, les arbres n'étant plus qu'à quatre mètres les uns des autres ; les chemins circulent par d'invraisemblables détours sur des levées entre des canaux, pour aller de Mirabello à San Genesio, de San Genesio à Burgarello, à Lardirago, à Sant' Alesso, à Due Porte, qui sont des villages ; à Casina Rizza, à Casina Bosco, à Casina Colombara, à Casina Santugno, à Casina Scala, à Casina Corso, à Casina Canonica, à Casina Repentita, etc., qui sont de grosses fermes. (...) C'est une admirable région de paix.

    Suspendant son récit à la veille de la rencontre décisive, l’auteur arpente le champ de bataille.  Il parcourt la campagne moderne de Pavie et l’imagine, quatre siècles plus tôt, à peu près pareille. C’est alors la belle description d’un territoire mi-sauvage mi-domestique, avec rivières, mares, canaux et levées de terre ; une réserve de chasse entourée d’un mur de brique, partie couverte de peupliers, partie encombrée de fondrières. Les lieux et les saisons sont libérés pour un temps des figures historiques et de leur psychologie à ressorts, des allées et venues et des manœuvres embrouillées des deux armées qui circulent à l’aveuglette ;  ensuite la mêlée s’engagera avec pour finir, entre nuit et brouillard, un grand massacre de la bêtise caparaçonnée.

    (Je me rappelle aussi dans le Bonheur fou ces passages où la contrée l’emporte sur les personnages : traversant la Lombardie, le héros se résume à sa cavalcade, le cavalier à la chevauchée ; il avance dans un paysage qui se découvre devant lui ; il est la cadence selon laquelle l’auteur ouvre le chemin ; et finit par ressembler au point imaginaire que le mouvement de la lecture trace dans la page.)

  • Vieillesse de l'écrivain

    It would make a perfectly viable story, of a minor kind. But I doubt I will ever get down to writing it. Of late, sketching stories seems to have become a substitute for writing them.

    (...)

    Growing detachment from the world is of course the experience of many writers as they grow older, grow cooler or colder. The texture of their prose becomes thinner, their treatment of character and action more schematic. The syndrome is usually ascribed to an attenuation of physical powers, above all the power of desire. Yet from the inside the same development may bear a quite different interpretation: as a liberation, a clearing of the mind to take on more important tasks.

    (Le "je" ci-dessus pourrait être JM Coetzee. Mais, dans son livre, ces réflexions sont attribuées à un certain "Mr JC". Cet écrivain fictif partage quelques traits avec son créateur. Il est né en Afrique du Sud, il est l'auteur d'un livre intitulé Waiting for the Barbarians, il réside depuis quelques années en Australie. Né en 1934 (et non 1940), il compose ces notes en 2006 ; il les enregistre puis elles sont transcrites par une jeune femme, une voisine qu'il a embauchée spécialement pour ce travail (mais pas en raison de ses qualités de dactylo.)

    Diary of a bad year est partagé en deux dans le sens de la longueur (les deux parties correspondent à deux séries d'essais de "Mr JC", la matière de l'une est publique, le ton réprobateur, celle de l'autre intime et incertaine) ; le livre est également, presque à chaque page, coupé en trois dans le sens de la hauteur : sous l'essai courent deux textes qui pourraient être (sans dates) des journaux intimes, essentiellement la transcription de dialogues : témoignent d'abord "Mr JC", puis sa "secrétaire".

    Les opinions professées par "Mr JC" sont mises à distance par l'histoire racontée (aussi "mince et schématique" soit-elle) dans les deux rapports ; l'expression et le contenu des essais participent à l'intrigue amoureuse et (presque) policière qui lie les personnages : "Mr JC", sa "secrétaire" et le compagnon de celle-ci. Roman et essais s'épaulent, relançant l'intérêt, mais l'un et l'autre, en allant, plus faibles et plus brefs, conduisent le texte à sa fin, accompagnant l'écrivain jusqu'au seuil de la mort.)

  • Jeffrey Aspern contre la Dame de pique

    Tchekalinski commença à tailler ; ses mains tremblaient. À droite, on vit sortir une dame ; à gauche un as.
    « L’as gagne, dit Hermann, et il découvrit sa carte.
    – Votre dame a perdu », dit Tchekalinski d’un ton de voix mielleux.
    Hermann tressaillit. Au lieu d’un as, il avait devant lui une dame de pique. Il n’en pouvait croire ses yeux, et ne comprenait pas comment il avait pu se méprendre de la sorte.
    Les yeux attachés sur cette carte funeste, il lui sembla que la dame de pique clignait de l’œil et lui souriait d’un air railleur. Il reconnut avec horreur une ressemblance étrange entre cette dame de pique et la défunte comtesse…
    « Maudite vieille ! » s’écria-t-il épouvanté. Tchekalinski, d’un coup de râteau, ramassa tout son gain. Hermann demeura longtemps immobile, anéanti. Quand enfin il quitta la table de jeu, il y eut un moment de causerie bruyante. Un fameux ponte ! disaient les joueurs. Tchekalinski mêla les cartes, et le jeu continua.

    (Pouchkine - La Dame de pique, trad. Mérimée)

    "She wanted to say something to me--the last day--something very particular, but she couldn't."
    "Something very particular?"
    "Something more about the papers."
    "And did you guess--have you any idea?"
    "No, I have thought--but I don't know.  I have thought all kinds of things."
    "And for instance?"
    "Well, that if you were a relation it would be different."
    "If I were a relation?"
    "If you were not a stranger. Then it would be the same for you as for me. Anything that is mine--would be yours, and you could do what you like. I couldn't prevent you--and you would have no responsibility."

    She brought out this droll explanation with a little nervous rush, as if she were speaking words she had got by heart. They gave me an impression of subtlety and at first I failed to follow. But after a moment her face helped me to see further, and then a light came into my mind. It was embarrassing, and I bent my head over Jeffrey Aspern's portrait. What an odd expression was in his face!  "Get out of it as you can, my dear fellow!"
    (James - The Aspern Papers).

    [Ou bien James d'après Pouchkine ? 

    (...) the whole episode was essentially delightful to me. I foresaw that I should have a summer after my own literary heart, and the sense of holding my opportunity was much greater than the sense of losing it.  There could be no Venetian business without patience, and since I adored the place I was much more in the spirit of it for having laid in a large provision. That spirit kept me perpetual company and seemed to look out at me from the revived immortal face--in which all his genius shone--of the great poet who was my prompter. I had invoked him and he had come; he hovered before me half the time; it was as if his bright ghost had returned to earth to tell me that he regarded the affair as his own no less than mine and that we should see it fraternally, cheerfully to a conclusion.]