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Refermés - Page 35

  • La cafetière des morts

    Le Promontoire, de Henri Thomas. Un village en Corse où officient un prêtre latin et un prêtre grec. Le narrateur y passe l'été dans l'unique hôtel, avec sa femme et leur petite fille. Il est occupé à des travaux d'écriture. Un écrivain (une connaissance du narrateur) s'arrête quelques jours dans le village : il leur fait remarquer les yeux inquiets de la patronne de l'hôtel. Quelques jours après la maladie se déclare ; la patronne est emmmenée à Ajaccio pour une opération. La saison passe. La femme et l'enfant retournent sur le Continent. Le narrateur quitte l'hôtel et s'installe dans une maisonnette presque abandonnée (il ne s'en ira plus). Il se mêle à la vie des habitants les plus humbles du village : le cantonnier, un pêcheur, un berger. L'hiver est très rude. La patronne de l'hôtel meurt. En se rendant à la veillée mortuaire, le narrateur voit la cafetière qu'on apporte pour la veillée :

    (...) la porte du café s'est ouverte et quelqu'un est sorti portant un objet blanc dans ses bras sur sa poitrine. Je l'ai rattrapé, c'était le fils du boulanger, et il portait une très grande cafetière qui a commencé à fumer dans le froid ; elle était enveloppée de serviettes, pour que le café ne refroidisse pas, ou pour que le gosse ne se brûle pas les doigts. (...) La cafetière appartient à Séraphine mais elle ne s'en sert jamais pour les clients de son café.
    - Bon Dieu, dit le gosse, elle est trop pleine, oh là là !
    J'ai dit :
    - Donne-moi ça.
    En effet, elle était pleine à ras, et de café bouillant, car je n'ai pas tardé à sentir la chaleur sur ma poitrine à travers mes vêtements. (...) J'étais bien certain que si je ne reconnaissais pas les gens qui marchaient, qui me dépassaient, eux m'avaient tout de suite reconnu. Je serais attendu, là où j'allais ! Je ne pensais guère à la mort, moi qui portais la cafetière des morts.

  • (re)lectures

    La dose d'attention que les lecteurs accordent à une phrase imprimée a bien diminué depuis que les auteurs ne relisent plus les phrases qu'ils envoient à l'impression.

    (Stendhal, Mémoires d'un touriste).

  • L'escalier dérobé

    Nous avons passé en nous promenant devant un petit hôtel situé sur les bords du Rhône, près de la barrière par laquelle on sort pour aller à Genève.
    - Ah ! c'est la maison de la pauvre Mme Girer de Loche, a dit un de ces messieurs.

    Mme de Loche est une jeune et belle lyonnaise qui, après quelques années d'un veuvage sans reproche, alla séjourner un automne au château d'Uriage près de Grenoble. A son retour, elle quitta l'hôtel particulier qu'elle habitait alors et vint s'installer dans cette maison dont elle occupa le premier étage. Un jeune homme de Grenoble, appelé par ses affaires à Lyon, loua le second. Très dévots l'un et l'autre, les deux voisins ne se fréquentaient guère ; le jeune homme rendait visite une fois l'an à sa voisine. Il (avait pris) le goût de la pêche et pêchait dans le Rhône sous les fenêtres de la maison qu'il habitait.
    On se mit toutefois à parler de cette maison jusque là sans histoire lorsque, après cinq ou six ans, on apprit que Mme de Loche envoyait des lettres à son voisin. Sa santé s'était détériorée ; le jeune homme, de son côté, avait changé ses habitudes rangées et rentrait de plus en plus tard. Il finit par quitter la ville et retourner à Grenoble où il fit un riche mariage.
    La maladie de Mme de Loche s'aggravait. Elle se fit conseiller l'air du Midi ; et s'embarqua sur le bateau à vapeur. Elle s'installa à La Ciotat ; mais un matin on la retrouva morte dans sa chambre, asphyxiée. Elle avait brûlé son passeport et démarqué son linge.

    Les efforts de Mme de Loche pour garder son secret furent vains. On se souvint que, peu avant son départ, elle avait fait appel à des ouvriers, étrangers à la ville. Ils furent interrogés et révélèrent que leur tâche avait été de détruire un escalier qui mettait secrètement en communication l'appartement de Mme de Loche avec l'étage du dessus. On comprit alors quels travaux avait fait réaliser le jeune homme de Grenoble après son installation, cinq ans auparavant. Pendant des années, les deux voisins avaient vécu clandestinement comme mari et femme, dans leurs intérieurs réunis.

    (En lisant ce petit roman des Mémoires d'un touriste, je rêve que cet escalier, si opportunément construit et supprimé, n'a jamais existé, qu'il n'est que le signe de l'imagination du touriste, en promenade sur les quais du Rhône.)

  • chercher à deviner

    Pendant les douze années que je fus marchand, je n'ai voyagé que par la malle-poste. Trois jours de Paris à Marseille ! c'est beau ; mais aussi l'homme est réduit à l'état animal : on mange du pâté ou l'on dort la moitié de la journée. Je n'eus jamais le temps de m'enquérir, ou pour mieux dire, de chercher à deviner comment les gens chez lesquels je passais avaient coutume de s'y prendre pour courir après le bonheur. C'est pourtant la principale affaire de la vie. C'est du moins le premier objet de ma curiosité.
    (Stendhal, Mémoires d'un touriste).

  • La mort du capitaine Cook

    Comme on sait, le Capitaine Cook mourut, durant l'été 1779, au cours de son troisième voyage d'exploration, tué par des habitants de l'île d'Hawaii.

    L'édition des Relations de voyages autour du monde contient le récit de sa mort. Le narrateur des dernières pages n'est plus Cook lui-même (cela ne lui a pas été possible) mais un de ses officiers... La succession des deux discours crée un effet extraordinaire dont je ne sais s'il existe l'équivalent dans le monde de la fiction. La voix forte du Capitaine, pleine d'autorité, d'intelligence et de rectitude morale cède la place à un récit fragmentaire, incertain voire mensonger (une note en bas de page suggère que le témoin était peut-être un lâche qui n'a pas tout fait pour sauver son supérieur ; plusieurs versions contraires de l'événement viennent s'ajouter, selon les indications d'autres membres de l'équipage).

    Quand succombe l'admirable Cook (à côté de qui Bougainville fait figure d'aimable dilettante), la confusion s'empare du monde. Comme disparaît l'auteur qui décrivait et mettait en ordre la réalité, les faits se morcèlent et se contredisent.

  • Traces

    Une vie normale laisse derrière elle moins de traces qu'une vie de clandestin, délibérément cachée, délibérément dissimulée sous de faux noms et de faux vêtements.

    (Chalamov, La Médaille d'or, in La Résurrection du Mélèze (Les Récits de la Kolyma) - trad. S Benech)

  • Marte e Amor

    La dame chante. J'entends Marte ou Amor ! Malheureusement le texte n'a pas été distribué avec le programme. Privées de sens, l'émotion et la beauté demeurent insaisissables, impossibles à retenir. Les airs qui suivent sont curieusement languissants pour de la musique à danser. L'extravagance est bien davantage dans la forme ou le nom des instruments (chitarrone, sacqueboute), qui semblent venir d'un tableau du Valentin ou bien d'un passage des Mémoires du Cardinal de Retz :

    Noirmoutier, qui avait été fait la veille lieutenant général, sortit avec cinq cents chevaux de Paris pour pousser les escarmoucheurs des troupes que nous appelions du Mazarin, qui venaient faire le coup de pistolet dans les faubourgs. Comme il revint descendre à l'Hôtel de Ville, il entra avec Matha, Laigue et La Boulaie, encore tout cuirassés, dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d'écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu'ailleurs.