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Refermés - Page 15

  • Le secret de Hyacinth

    Au cœur de The Princess Casamassima, il manque une scène : celle de la réunion chez Hoffendahl ; Hyacinth alors fait le serment d’accepter l’action que l’organisation terroriste lui demandera un jour d’accomplir, sacrifiant ainsi, on le comprend, sa vie à la cause. On a l’impression que l’écrivain, renâclant devant le peu de vraisemblance de la péripétie, renonce à la décrire et se contente de la rapporter indirectement. Comme le dit la princesse elle-même, tout cela apparaît comme une "mystification" de romancier :

      "You mean your famous engagement, your vow? Oh, that will never come to anything."
      "Why won't it come to anything?"
      "It's too absurd, it's too vague. It's like some silly humbug in a novel."
      "Vous me rendez la vie!" said Hyacinth, theatrically.

    Mais la princesse se trompe quand elle croit que la transaction peut être balayée à raison de son invraisemblance. Le pacte est une autre façon de rendre compte de la contradiction intime d’Hyacinth, de sa double condition de prolétaire et d'aristocrate ; Hyacinth doit perpétrer un attentat contre les classes dominantes  et, en retour, il doit mourir.  Le pacte n’est pas représenté, il s’avère le "secret" d’Hyacinth (à égalité avec sa naissance illégitime et, comme elle, connu paradoxalement d’à peu près tout le monde). Il est l’emblème où se résume sa condition, qui le frappe d’étrangeté face aux êtres et aux choses.

    Au cours du roman, il est entendu qu’Hyacinth évolue (à dire vrai il s’agit moins d’une évolution que d’un développement), qu’il se convertit à l’ordre établi, qu’il cesse de croire que l’injustice sociale légitime la destruction du monde tel qu’il est. Chez la princesse puis à Paris et en Italie, il se convainc de la beauté d’un art de vivre et des produits d’une civilisation. Cependant le pacte reste présent à l’état de hantise : un jour ou l’autre il sera requis de commettre une chose terrible.

    La menace qui pèse sur notre héros fait penser à l’argument d’un nouvelle ultérieure de James, un des plus fameuses, The Beast in the jungle. Autrefois, en Italie (c'est toujours en Italie que ce genre de choses se révèle), John Marcher a confié son secret à May Bertram : il vit dans la crainte d’un événement monstrueux qui doit le frapper un jour, il ne sait pas quand ni sous quelle forme. Il lui semble, pour ainsi dire, qu’une bête cachée dans la jungle est prête à bondir sur lui. May Bertram devient la plus proche amie de Marcher. Elle demeure la seule personne à qui il confie son secret.  Cependant les années, toute une vie, passent sans que la catastrophe redoutée ne paraisse s’accomplir. May tombe malade et meurt. Dans les dernières pages, Marcher s’effondre sur la tombe de son amie, comprenant trop tard qu’il a manqué l’amour de celle-ci. (La révélation tardive de cet aveuglement : voilà ce que le destin lui réservait !)

    Ici également, dans les ultimes pages du roman, la princesse tombe à genoux devant un corps sans vie. Elle arrive trop tard. Hyacinth Robinson s'est tiré une balle dans la poitrine. Pauvre Hyacinth ! Il est deux fois victime, cumulant dans sa courte existence la hantise de Marcher et le secret de May Bertram.

  • Hyacinth

    Hyacinth Robinson doit son prénom à son grand-père Hyacinthe Vivier, mort sur les barricades à Paris. Mais il n’est pas interdit de penser à l’Hyacinthe du mythe : beau jeune homme tué accidentellement par son bon ami, le dieu Apollon.

    Qui est l’Apollon de notre héros ? C’est à n’en pas douter Paul Muniment. Paul est un jeune ouvrier chimiste. Il passe pour extraordinaire doué, digne, nous dit-on par hyperbole, de la charge de premier ministre.  Mais il croit que la classe dominante doit être renversée, il est entièrement acquis aux idées révolutionnaires et y  apporte une intelligence froide, dénuée de sentiments. (Pour clore le registre mythologique : Paul a pour parèdre sa sœur infirme, à qui il est entièrement dévoué ; et une certaine Lady Aurora est éperdument amoureuse de lui.)

    Paul et Hyacinth participent tous les deux aux débats du Sun and Moon (sic), un club radical bavard qui réunit à Bloomsburry les mécontents de l’ordre social. Un soir, sous le regard de Paul, dans l’atmosphère surchauffée de l’arrière-salle, Hyacinth monte sur une chaise et proclame qu’il n’a pas peur de mettre sa vie en jeu pour la cause. (Paul a peu auparavant fait sensation en annonçant que le fameux terroriste Hoffendahl était à Londres et Hyacinth a regretté in petto que son ami ne l’ait pas mis dans la confidence.)

    Paul alors emmène Hyacinth chez Hoffendahl ; là-bas, Hyacinth signe le pacte fatal : il s’engage à accomplir, le jour où il sera appelé, la mission périlleuse dont on ne sort pas vivant.

    (Elle est bien inégale l’idylle entre Paul et Hyacinth ! Une scène les montre, plus tard, un dimanche, à Greenwich, allongés dans l’herbe. Hyacinth interroge timidement Paul ; quel effet ça lui fait, de savoir qu’un jour il perdra son meilleur ami ?  Paul l’envoie promener :)

    "I should think you would know by yourself, if you're going to part with me!"
    At this Hyacinth prostrated himself, tumbled over on the grass, on his face, which he buried in his arms. He remained in this attitude, saying nothing, for a long time; and while he lay there he thought, with a sudden, quick flood of association, of many strange things. Most of all, he had the sense of the brilliant, charming day; the warm stillness, touched with cries of amusement; the sweetness of loafing there, in an interval of work, with a friend who was a tremendously fine fellow, even if he didn't understand the inexpressible.

  • Le prince Casamassima

    Le prince Casamassima est une figure subalterne du roman. Il vit séparé de la princesse mais reste toujours amoureux d’elle. Habitant en Italie, il vient néanmoins de temps en temps à Londres rôder autour de la demeure de sa femme, qui refuse de le voir ; il se contente d’être reçu par Mme Grandoni. (Il faudrait ici faire l’inventaire des visites ; savoir, entre deux personnages, lequel vient voir l’autre est une indication précieuse pour comprendre l’état de leurs relations. Ainsi le désarroi d’Hyacinth quand il découvre la princesse chez les Muniment, à son retour d’Italie).

    Il y a un étrange appariement entre le prince et le plébéien Hyacinth. La ressemblance physique est sans doute vague ; tous deux  sont pourtant de type « aristocratique » et d’aspect méridional (du point de vue anglo-saxon) : Hyacinthe est à-demi français ; le prince ressemble "au portrait ancien d’un haut personnage de la cour de Naples, du temps de la vice-royauté espagnole". Les convenances veulent que l’aristocrate ignore le roturier. Mais il y a une scène remarquable vers la fin du roman où le prince empoigne violemment le jeune homme pour le forcer à voir ce qu’il voit, comme il le voit.  Un soir, le prince a secrètement suivi sa femme dans l’excursion qui la mène chez ses "amis" conspirateurs. Sans attendre son retour, le prince est revenu devant la maison qu’elle habite. Il y rencontre Hyacinthe en visite, se présente à lui et l’emmène en embuscade dans la rue déserte. Une voiture arrive et s’arrête devant la porte :

    "They have come back – they have come back! Now you can see – yes, the two!"
    (…). Hyacinth felt his arm seized by the Prince, who, hastily, by a strong effort, drew him forward several yards. At this moment a part of the agitation that possessed the unhappy Italian seemed to pass into his own blood; a wave of anxiety rushed through him – anxiety as to the relations of the two persons who had descended from the cab; he had, in short, for several instants, a very exact revelation of the state of feeling of a jealous husband.

    Et Hyacinth béant voit entrer chez la princesse son ami Paul Muniment : son mentor dans la carrière de révolutionnaire, celui par qui il a, au sens propre, sacrifié sa vie à la cause. 

  • Louise et Millicent

    A la relecture, je me demande si la dernière vision qu’Hyacinth a de Millicent et de Sholto n’est pas inspirée d’une station dans la série des désillusions qui closent l’Education sentimentale (Il y aurait d’ailleurs, sans doute, bien d’autres parallèles à faire avec le chef-d’œuvre de Flaubert  – ne serait-ce que dans la peinture des milieux révolutionnaires). 

    Ayant rompu avec Mme Dambreuse, Frédéric retourne à Nogent ; sur le bateau, il se prend à rêver à son amie d’enfance, Louise ("elle était si bonne"). Arrivé à destination, il se met à sa recherche :

    La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
    Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! — portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?

    On constatera que James a repris la technique de Flaubert (selon le principe du regard : ce qui est vu est vu par quelqu’un) en y donnant un tour de vis supplémentaire, qui lui est propre (le regard spéculaire : Hyacinth voit, voit qu’il est vu, et comprend alors etc.).

    (En l’occurrence la différence de traitement des "intrigues" dans The Princess Casamassima s’apparente à la façon dont sont rendues dans l’Education Sentimentale d’un côté la passion de Frédéric pour Mme Arnoux (Hyacinth et la princesse Casamassima), de l’autre les amours de M. Arnoux (Sholto et Millicent), dont le niais Frédéric est le témoin obtus. Dans le premier cas, la vision des événements répond à la compréhension qu’en ont les personnages ; dans le second, le récit rend compte d’éclats visibles, le héros n’a qu’une intelligence limitée du tout.)

  • Autre début de Casamassima

    The Princess Casamassima a un second commencement (plus jamesien que le premier par son jeu de regards). Cette autre scène primordiale marque l’entrée de la princesse dans le roman ; quatre personnages y prennent part, compte non tenu de madame Grandoni, suivante de la Casamassima, dont  la situation "quelque peu ridicule" est celle "d’une confidente de tragédie à qui l’héroïne aurait cessé de se confier."

    Hyacinth Robinson a invité au théâtre son amie d’enfance, Millicent Henning, forte et belle femme, employée dans un grand magasin, et qu’il fréquente en tout bien tout honneur (si tant est qu’on puisse décider de la chose dans un roman de James). Alors que le jeune homme est absorbé dans la contemplation du spectacle, Millicent attire son attention sur le regard insistant d’un gentleman dans la loge principale à gauche qui, dit-elle, le dévisage depuis une demi-heure.

    “Watching me ! I like that!" said the young man. "When I want to be watched I take you with me."
      "Of course he has looked at me," Millicent answered, as if she had no interest in denying that. "But you're the one he wants to get hold of."
      "To get hold of!"
      "Yes, you ninny: don't hang back. He may make your fortune."

    Hyacinth finit par reconnaître l’homme : il l’a croisé dans une réunion du club politique "radical" qu’il fréquente. Le capitaine Godfrey Sholto, tel est son nom, le salue de loin puis, maintenant que le contact est établi, se lève et les rejoint pendant l’entracte. Après quelques banalités, le capitaine signale qu’il est venu chercher Hyacinth à la demande des dames "du grand monde" qu’il accompagne : l’une d’elles (la princesse) désire faire la connaissance du jeune homme. Hyacinth est d’abord réticent mais finit par obtempérer ; le capitaine tiendra compagnie à Millicent pendant son absence.

    (Ne dirait-on pas que tout au long du roman, Hyacinth reste, comme dans le premier chapitre, le petit garçon qui traîne dans les rues de Londres, qui s’y abandonne à ses distractions d’enfant solitaire, émerveillé par le spectacle, mais que l’on appelle, que les adultes envoient chercher ?)

    Nous suivons alors Hyacinth dans la loge de la princesse. Rien ne nous est dit de la conversation de Sholto avec Millicent, pendant son absence. Dans la suite, on ne saura de leurs relations que ce qu’en voit notre héros, de loin en loin, par hasard, et les soupçons qu’il peut avoir malgré les démentis de Millicent. Cette liaison douteuse forme un contrepoint lointain à celle d’Hyacinth et de la princesse. Le quatuor ainsi institué est marqué par l’ambiguïté de la première rencontre, du premier regard. Qui Sholto a-t-il vu d’abord, Millicent ou bien Hyacinth ? Où est le prétexte, où est le vrai motif : l’intérêt de la princesse Casamassima pour le jeune artisan aux idées avancées, ou la stratégie amoureuse du capitaine qui s’intéresse à la belle employée ? (Ici le roman fait penser à une comédie d’ancien régime transposée, avec plus ou moins de bonheur, à l’âge de la lutte des classes et des attentats anarchistes ; il y a le monde des valets et le monde des maîtres, leurs échanges et leurs travestissements, et deux intrigues, l’une triviale et l’autre sublime).

     Dans le dernier chapitre, James retourne en quelque sorte cette scène originelle. Faisant malgré lui ses adieux au monde, le héros va surprendre Millicent dans le magasin où elle travaille. Mais il y découvre alors Sholto engagé avec la jeune femme, qui lui montre des articles de mode. Millicent est de dos et ne peut voir le nouveau venu. Après une minute, le capitaine remarque le regard d’Hyacinth.

    But Sholto only looked at him very hard, for a few seconds, without telling her he was there; to enjoy that satisfaction he would wait till the interloper was gone. Hyacinth gazed back at him for the same length of time – what these two pairs of eyes said to each other requires perhaps no definite mention – and then turned away.

    Sans transition, le paragraphe suivant reprend la deuxième partie de la scène au théâtre, mais renversée : la princesse vient chercher Hyacinth chez lui pour la première fois – trop tard.

  • Début (et fin) de Casamassima

    Le début de The Princess Casamassima de James rappelle les ouvertures des romans de Dickens : le livre et le héros commencent pour ainsi dire ensemble, accédant à l’existence dans une seule irruption : le monde se saisit du héros et le héros surgit dans le monde ; la convocation instaure un dilemme que la suite s’ingéniera à faire résonner jusqu’au règlement final. (C’est le schéma archétypique, si l’on veut, du Procès de Kafka).

    Ici la force préhensile a les traits de la terrible Mrs Bowerbank, gardienne de prison de son état, trop massive pour le pauvre salon de Miss Pynsent  à qui elle est venue apporter une odieuse nouvelle : la mère au moment de mourir voudrait voir une dernière fois son enfant. Alors que la modiste a envoyé chercher le petit garçon qu'elle a recueilli pour le montrer à sa visiteuse, les deux femmes discutent le cas, qu'elles récapitulent ainsi : la mère est une meurtrière, elle a tué un lord, l’enfant est le fruit de leur liaison illégitime et la raison du crime.

    Cependant il faut bien avouer que Miss Pynsent a caché à son pupille la moitié de l'histoire : elle a suggéré une ascendance aristocratique, mais elle ne lui a rien dit de sa mère en prison. Que faire ? La morale et  la logique veulent qu’on rétablisse l’équilibre : l’enfant ira faire la dernière visite ; mais, ce faisant, ce n’est pas seulement la symétrie qu’on restaure, c’est la contradiction qu’on installe au cœur de l’existence même du malheureux Hyacinth Robinson.

    (A la fin du roman, soumis aux ordres d’un groupe terroriste, le prolétaire Hyacinth doit assassiner un grand personnage ; le dernier argument qui le retient est celui de la répétition : il ne peut recommencer le geste de sa mère. Puisqu’il incorpore en quelque sorte les deux côtés du problème, la solution est à trouver en lui-même.)

  • "Antithétique, antipathique ou antipodique"

    Mais pour le moment il nous faut revenir sur nos pas, car dernièrement, relisant quelques-uns de mes livres pour une édition revue et corrigée, j’ai remarqué et non sans remords, que toutes les fois que dans un paragraphe ou un chapitre je promets pour le chapitre suivant un examen attentif de quelque point particulier, le paragraphe suivant n’a trait en quoi que ce soit au point promis, mais ne manque pas de s’attacher passionnément à quelque point antithétique, antipathique ou antipodique, dans l’hémisphère opposé ; je trouve cette façon de composer un livre extrêmement favorable à l’impartialité et à la largeur de vues ; mais je puis concevoir qu’elle doit être pour le commun des lecteurs non seulement décevante (si je puis vraiment me flatter d’intéresser jamais suffisamment pour décevoir) mais même capable de confirmer dans son esprit quelques-unes des insinuations fallacieuses et absolument absurdes de critiques hostiles, concernant mon inconstance, mes vacillations, et ma facilité à être influencé par les changements de température dans mes principes ou mes opinions.

    (Ruskin, la Bible d’Amiens – trad. M Proust).