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Refermés - Page 14

  • Par aventure

    Vers 1521 un nouveau protagoniste apparaît dans l’Histoire d’Italie : le récit ne quitte pas la troisième personne mais l’auteur lui-même fait son entrée, discrètement, sans annonce, Francesco Guiccardini, commissaire aux armées pour le compte du pape Médicis. Le fond reste le même : le Roi, César et leurs alliés mènent des campagnes mal décisives dans le champ de bataille d’Italie, les armées déambulent entre Milan et Gênes, Crémone, Parme ou Pérouse et, à leurs marges, des tyrans indigènes reprennent ou perdent la cité divisée qui les appelle et les chasse. Mais  le récit de l'historien dont la tâche est de rendre l'ordre des faits établis et advenus se trouble d'obscurité, d'incertitude et d'occasions manquées. Les troupes se frôlent sans se rencontrer, les délibérations sont maculées de rumeurs, le peu de raison et la disette d'information faussent les décisions.

    Et par le fait de la présence du témoin, il semble qu’une vitre a été ôtée ; le souffle de l'éventuel et la puissante odeur du réel montent jusqu’à nous. Les routes sont défoncées et ne permettent pas le passage de l'artillerie ; un camp est établi puis levé ; l'avant-garde traverse l'Adda en pleine nuit sur deux barques chargées au dernier point ; le condottiere lance son cheval dans le fleuve :

    Sans nul autre aiguillon que son propre courage et que sa très grande soif de gloire, Jean de Médicis traversa le fleuve sur son cheval turc, qui nagea dans l'eau profonde jusqu'à la rive opposée, ce qui suscita à la fois la terreur chez l'ennemi et le réconfort parmi les troupes amies.

    Aux abords de Milan, un inconnu prévient que la ville est prête à se révolter pour aider les assaillants. 

    Ce matin-là, un événement remarquable survint, alors que les légats et les principaux chefs de l'armée s'étaient arrêtés dans un pré, non loin de Chiaravalle, afin de laisser passer les Suisses : un vieillard survint, qui par l'apparence et la vêture semblait homme du peuple, et qui, affirmant avoir été envoyé par les habitants de la paroisse de San Siro, les priait à grands cris d'avancer, parce que les habitants de cette paroisse et tous ceux de Milan avaient reçu l'ordre, aussitôt que l'armée serait proche, de prendre les armes contre les Français au son des cloches de toutes les paroisses. Ceci apparut comme un véritable prodige, parce que, quelque effort qu'on fît pour le retrouver, on ne put jamais savoir qui était l'homme ni par qui il avait été envoyé.

    Toute une nuit le conseil de Parme délibère s’il doit ou non ouvrir la ville aux Français (et le gouverneur sait qu’en prolongeant le débat il retient les habitants sur la pente de la reddition, les chances grandissent que la réalité des forces en présence se dévoile et que, par la résistance du peuple détrompé, la ville soit sauvée). 

    De la sorte tantôt en parlant en parlant en particulier avec nombre d'entre eux, tantôt en discutant avec  eux tous, et tantôt en gagnant du temps à faire le tour des remparts ou à se consacrer à d'autres préparatifs, il les retint toute la nuit (...)

  • Rome ou le désert

    Le pape [Adrien VI] se rendit par mer à Rome, où il entra le 29 août [1522], accueilli par une foule très nombreuse et par toute sa cour. Bien que sa venue fût au plus au point désirée (car Rome, sans pape, ressemble plus à un désert qu'à une ville), son arrivée émut néanmoins grandement tous les esprits, car on savait le pape de nation barbare, sans aucune expérience des choses d'Italie et de la cour pontificale, et même pas issu d'une de ces nations qu'un long commerce a familiarisées avec l'Italie.

    (Guichardin, ibid., XV)

  • Descente du Saint-Esprit

    (Faute d'accord, le conclave qui suit la mort de Léon X se prolonge inopportunément.)

    Un matin, alors que, selon l'usage, se déroulait un vote, on proposa au conclave le nom d'Adrien, cardinal de Tortosa ; celui-ci, un Flamand qui avait été le précepteur de César [Charles Quint] lorsque ce dernier était enfant, et qui grâce à lui avait été élevé au cardinalat, représentait l'autorité de César en Espagne. La proposition avait été faite pour que la matinée s'écoulât en vain, sans que personne ne fût enclin à l'élire, mais comme quelques voix se découvrirent en faveur d'Adrien, le cardinal de San Sisto ne cessa pratiquement plus de haranguer l'assemblée en faisant l'éloge de ses vertus et de son savoir : quelques cardinaux commencèrent à céder, les autres les suivirent peu après plus par un élan soudain que par choix délibéré, si bien qu'il fut élu le matin même à l'unanimité, sans que ceux-là mêmes qui l'avaient élu sussent clairement dire pourquoi, au moment où l'Eglise traversait tant de difficultés et de dangers, ils élisaient un pape barbare, qui résidait si loin de Rome, qui ne devait son crédit ni à ses mérites antérieurs, ni à la fréquentation des autres cardinaux, lesquels connaissaient à peine son nom, qui n'avait jamais vu l'Italie, et qui ne songeait ni n'espérait un jour la voir. Cette extravagance, qu'aucun argument ne pouvait excuser, il l'imputaient au Saint-Esprit, qui, disaient-ils, inspire d'ordinaire le coeur de tous les cardinaux lors de l'élection des papes ; comme si le Saint-Esprit, qui aime par-dessus tous les coeurs purs et les âmes sans tache, ne répugnait point à entrer dans des âmes pleines d'ambition et d'inimaginable cupidité, sujettes presque toutes à l'amour de plaisirs fort raffinés, pour ne pas dire fort déshonnêtes.

    (Guichardin, ibid.)

  • L'immortalité par la dette

    (...) dans le trésor pontifical et le château Saint-Ange, Léon [X] n'avait pas laissé la moindre somme d'argent, car, dans sa prodigalité, il avait non seulement épuisé l'argent de Jules [II] et l'incroyable somme provenant des charges récemment créées, qui appauvrissaient l'Eglise de quarante mille ducats de   revenus annuels, mais il avait encore laissé de grandes dettes, et gagé tous les joyaux et objets précieux du trésor pontifical : si bien qu'un esprit subtil put dire que les autres pontificats s'achevaient avec la mort des papes, mais que celui de Léon continuerait bien des années encore.

    (Guichardin, Histoire d'Italie, XIV - trad. P Benedittini)

  • Der Abschied

    Le dernier recueil d'Yves Bonnefoy, L'Heure présente, comprend une série d'hommages ou de paraphrases qui sont autant de notes en bas de page pour une oeuvre qui s'achève. Parmi celles-ci, dans la section "Pour mieux comprendre", la pièce "Il descend de cheval" renvoie au classique chinois de Wang Wei "Adieu"... ou sans doute à l'adaptation de celui-ci que Mahler a mise en musique et qui conclut son Lied von der Erde

    C'est peut-être la preuve qu'il n'est pas vain de chercher dans l'oeuvre de Bonnefoy des échos de "l'Abschied" de Mahler.  Je pense au long et beau poème qui ouvre Ce qui fut sans lumière : ici, comme là, le passage dans le cours du texte à la troisième personne (liée chez Mahler à la soudure des textes qu'il utilise et au début, justement, de la pièce de Wang Wei) ; le redoublement "Je vais" (comme le "Ich gehe" du chant) ; l'adresse à la terre ; ce mot "adieu" qui sonne ; et, aussi, la flûte qu'on entend dans les deux derniers vers :

    ...Et résonne encore la flûte
    Dans la fumée des choses transparentes.

    Mais, ici, ce n'est plus le crépuscule, il fait nuit. L'adieu, il semble qu'il a été donné à la terre elle-même ;  et le poète n'en possède plus que le souvenir, dans la répétition du rêve.

  • Ministres de 1814

    En 1814, l'homme gangrené qui possédait la confiance du roi, donna à la France les ministres les plus plaisants qu'elle eût vus depuis longtemps. L'intérieur, par exemple, fut confié à un homme plus aimable à lui seul que tous les ministres un peu rudes de Napoléon, mais qui croyait fermement qu'habiter l'hôtel du ministre de l'intérieur et y dîner, c'était être ministre de l'intérieur. (...) Le roi, dans sa profonde sagesse, gémissait de l'inaction de ses ministres. Il sentait tellement la pauvreté de leur esprit qu'il se fit acheter par l'un d'eux une Biographie moderne et ne nommait à aucune place sans consulter l'article du libraire.

    (Stendhal, Vie de Napoléon).

  • Le loto de l'impératrice

    Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l'empereur et l'impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l'empereur auprès d'une petite table regardant des papiers. Au bout d'un quart d'heure de profond silence il se leva et dit : "Je suis las de travailler ; qu'on fasse entrer Costaz ; je verrai les plans des palais."

    Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L'empereur se fait expliquer les dépenses à faire l'année suivante à Fontainebleau qu'il voulait achever en cinq ans. Il lit d'abord le projet, s'interrompant pour faire des observations à M.Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu'a faits celui-ci pour un étang qu'on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport ; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres ; il les efface et se barbouille. Il se trompe ; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l'impératrice : "Hé bien, ces dames ne disent rien !" Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d'heure se passent, l'empereur se retourne encore : "Mais ces dames ne disent rien ; ma chère amie, demande un loto." L'on sonne ; le loto arrive ; l'empereur continue à calculer. Il s'est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l'emporte ; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac baisse encore plus la voix. Sa voix n'est plus qu'un remuement de lèvres. A peine les dames qui l'entourent peuvent deviner les numéros qu'il appelle. Enfin dix heures sonnent ; le triste loto est interrompu et la soirée finit.

    (Stendhal, Vie de Napoléon)